Un détail, une expo : David, au Musée du Louvre

Tout est dans le détail. L’essentiel, en quelques centimètres. Fascinant condensé d’un talent, d’un regard, d’une œuvre. Aujourd’hui, Jacques-Louis David. 

Observons ce fragment d’une toile de Jacques-Louis David, L’enlèvement des Sabines (1799), exposée au Musée du Louvre. 

Pourquoi ce détail (et pas un autre) ?

• Reculons d’un pas : la toile (ci-dessous en entier) représente un épisode mythique de l’histoire romaine, survenu peu après sa fondation par Romulus, au VIIIe siècle av. JC. 

• C’est loin, n’est-ce pas ? Hormis quelques érudits et une poignée de fondus d’histoire antique, personne ne sait qui étaient les Sabins, encore moins les Sabines (une assoc’ de nanas toutes prénommées… Sabine ?), ni quelle obscure embrouille les opposait aux Romains. 

• Convenons même que l’on s’en fout un peu : une bisbille datant de 2800 ans n’ayant, à priori, qu’une incidence très relative sur notre quotidien… sauf à participer à « Questions pour un champion » ou à tomber amoureux d’un(e) thésard(e) achevant un mémoire sur le sujet… cas somme toute assez rares. 

So what ? Et bien justement : même si l’on s’en tamponne, même si l’on n’y comprend rien, cette toile scotche. D’entrée. 

L’enlèvement des Sabines (en totalité – détail dans l’encadré) 

• Vous flânez nonchalamment dans les allées du Louvre, le pas un peu lourd, la tête étourdie de siècles d’art, songeant à prendre un café, trouver les toilettes… Et là, dans les dédales de l’Aile Denon, salle 702 : bim ! Les Sabines vous arrêtent. 

• Vous murmurez un truc du genre « ah la vache ! » ou « oh m**** ! » (Peu importe l’ordre). Vous ne bougez plus. Seuls vos yeux courent d’un détail à l’autre, frappés par cette femme, jetée aux pieds des combattants… ces corps mêlés, ces visages effarés… ce gosse tendu à bouts de bras, entre une forêt de lances et le scintillement des glaives.  

• Autrement dit : vous pensiez rentrer, prendre la ligne 1, changer à Bastille, passer au Monop’… Vous étiez en 2018, quoi, tranquille. Et vous voilà, tout à trac, back to l’Antiquité, dans le tumulte de cette histoire de Sabines.

• Mais qu’est-ce donc au juste ? Cet épisode étant rarement évoqué à l’école, remettons-nous dans l’ambiance. 

Romains (Latini) et Sabins (Sabini) au VIIIe siècle av. JC. /Jean-Honoré Fragonard Sources : Encyclopaedia Britannica

Nous sommes au VIIIe siècle av. JC. Romulus vient tout juste de fonder Rome. 

Or, allez savoir pourquoi, les Romains manquent de femmes. Ils demandent donc à leurs voisins, les Sabins, de leur en céder quelques-unes. Mais ces derniers, qui craignent la naissance d’une société rivale, refusent d’autoriser leurs filles à épouser des Romains. 

Romulus planifie alors sans vergogne leur enlèvement. Les Sabins, évidemment, sont contrariés. Ils partent en guerre, enchaînent les offensives, contre-offensives… Bref, ça dure. 

L’issue des combats tarde tant que, lors d’une énième et indécise bataille, les Sabines interviennent pour réconcilier les belligérants1. 

L’enlèvement des Sabines (détail)

Voilà pourquoi David a peint au centre du tableau, Hersilia (en blanc) qui est à la fois la femme de Romulus ET la fille du chef des Sabins, l’ombrageux Titus Tatius (j’aurais pu vous épargner ce détail… Mais son nom est trop rigolo !) L’héroïne s’interposant entre son mari et son père.

• Cette histoire ne manque pas de piquant. Encore moins de noblesse. Mais on peut l’ignorer, la toile reste captivante : tout le prodige est là.  

David nous saisit par le col, nous enlève pour ainsi dire – comme ses Sabines – autant par son sens inouï du détail et que par un art consommé du spectaculaire. La composition est monumentale (3,8 m x 5,2 m) mais l’ampleur n’éteint jamais l’intime. 

Tout est là. Palpable. La détresse des regards, la tension des corps, la terreur des mômes, le flottement dans les troupes, ce temps suspendu. Comme si David avait appuyé sur « pause », arrêté la scène avec ses pinceaux, avant que tout ne bascule.   

L’enlèvement des Sabines (détail) 

D’où un sentiment saisissant, entre l’élan des hommes (vers le pire, comme il se doit), la fureur annoncée du fracas et l’énergie désespérée de ces femmes. 

C’est, tendu comme un duel de western, du Sergio Leone sauce antique.   

• Et soudain, David touche à l’universel : sans Sabines, point de Rome. Sans femme, l’homme s’égare. 

Peut-on esquisser plus bel hommage à ces mères, ces filles, ces épouses qui sauvent chaque jour l’Humanité ? Deux siècles avant qu’une quelconque idée du féminisme ou qu’un mouvement #metoo ne voient le jour ?

Olivier Ghis

 

LE DÉTAIL… EN DÉTAILS 

QUI EST CE MONSIEUR (bien qu’il ne soit plus) ?

Jacques-Louis David (1748–1825)

• Chef de file de l’école néoclassique2, célébré, voire jalousé en son temps, il s’impose par sa virtuosité technique (Delacroix parlait de sa « sublime brosse ») et réussit l’effarant tour de force de survivre à la chute de l’Ancien Régime, aux tumultes de la Révolution… puis à la fureur de l’Empire ! 

• Ses débuts, plutôt laborieux, ne laissent pourtant guère présager un tel destin. David échoua en effet 3 fois au Grand Prix de Peinture : distinction qui couronnait alors les études académiques, ouvrait sur un séjour à Rome (aux frais du roi), et promettait une brillante carrière. Il remporta enfin le prix, à sa 4eme tentative, avec Antiochus et Stratonice, une toile barbante et maladroite, dont je vous recommande chaleureusement de faire l’économie3. 

• Rome, où il débarque à 26 ans, sera pour David une révélation. Au point d’être ad vitam sa source d’inspiration privilégiée. Clarté des lignes, élan des corps, noblesse des gestes : le peintre fera sienne l’esthétique de l’art antique4, qu’il définit comme un idéal achevé du « beau ». Ce qui fera dire au critique d’art Bernard Noël : « David pensait que… le monde était vide depuis les Romains ». Carrément !

Autoportrait (1794) /Jacques-Louis David 

• Ironiquement, le destin de David fut aussi tumultueux qu’une saga antique : peintre reconnu et apprécié de l’aristocratie aux dernières heures de la royauté, il s’enthousiasme pour la Révolution, s’engage aux côtés des plus radicaux, est élu député et… vote la mort du Roi en 1793 ! 

Tout naturellement, à la chute de Robespierre, David est emprisonné… et échappe de peu à la guillotine. Qu’à cela ne tienne, le voilà bientôt séduit par Bonaparte et promu peintre officiel de l’Empire, qu’il immortalise avec Le Sacre (1805). 

Mais Napoléon tombe à son tour et David se retrouve proscrit de France par une loi de 1816 : il est en effet considéré comme « régicide » puisqu’il a voté la mort de Louis XVI. A ce stade, même une saison de Game of Thrones est moins rocambolesque ! 

David s’exile alors à Bruxelles. Mais là, c’est la mort qui vient le faucher en 1825. Comme quoi, on n’est jamais tranquille, même en Belgique. 

• L’influence de David ira bien au-delà de sa disparition. Et bien au-delà de la peinture. La vague néoclassique marqua en effet la mode, les arts décoratifs, etc. Mobilier d’inspiration romaine, robes à l’antique libérant le corps et la poitrine, coiffures masculines à la Brutus, courtes sur la nuque5

• Ses disciples (Géricault, Delacroix…) et ses élèves (des dizaines de peintres, venus de toute l’Europe) lui restèrent pour la plupart très attachés, au point de se réunir chaque année en son honneur. 

À QUELLE OCCASION EST-IL À PARIS ? 

Toutes celles qui vous siéront. 

David est parisien à demeure, locataire au Louvre ad vitam æternam. 

• La toile fut en effet achetée par l’Etat, dès 1819, pour 50 000 francs, soit 120 000 EUR actuels. Une broutille, en regard des millions brassés sur le marché de l’art6 aujourd’hui… Mais une fortune colossale, en un temps où la journée d’ouvrier se payait en moyenne 2 francs, soit 5 EUR. 

• D’abord exposées au Musée du Luxembourg, les Sabines n’entrent au Musée du Louvre qu’à la mort de David en 1826.

Moralité : le Louvre, ça se mérite. Pour être admis… il faut laisser sa vie à l’entrée !

• Elles s’y trouvent toujours. Et pour toujours. C’est pratique. Vous avez donc l’éternité pour aller les voir. La galanterie veut cependant qu’on ne fasse pas trop attendre les dames. 

OUI, BON, D’ACCORD (et merci) MAIS OÙ ?

Musée du Louvre 

• Rue de Rivoli • 75001 Paris

• Du lundi au dimanche de 9 h à 18 h 

• Nocturnes mercredi et vendredi jusqu’à 21h45

• Fermé le mardi

Le musée du Louvre

ET SI JE SUIS COINCÉ(E) CHEZ MOI, PARCE QUE GILETS JAUNES ET CRS JOUENT EN BAS DE MA RUE, COMMENT DECOUVRIR L’OEUVRE ? 

Cliquez sur le lien suivant : www.louvre.fr

SI MA NANA S’EMM**** ? OU SI MON FILS FUGUE DANS LES ALLÉES DU MUSÉE, J’ENVOIE UN TWEET RAGEUR A QUI ? 

Olivier Ghis, auteur de cette chronique, et Olivier Daudé, son rédacteur en chef, qui l’a validé en âme et conscience, sous l’emprise d’aucun stupéfiant, pas même une cuillérée de Nutella ou un verre de Pauillac (c’est du moins ce qu’il prétend).

Olivier Ghis

 

NOTES

1 Selon l’historien Tite-Live : « Elles sont allées au milieu des projectiles, leurs cheveux défaits, les vêtements déchirés, courant entre les deux armées, appelant leurs pères dans l’une, leurs maris dans l’autre, en criant : « Nous sommes la cause de cette guerre. Mais nous préférons mourir plutôt que d’être veuves ou orphelines ». L’émotion gagna alors les soldats, qui non seulement firent la paix mais unirent leurs deux nations sous un seul emblème : Rome. » 

C’est beau non ? Ça claque, pas vrai ? Normal : Tite-Live relate cet épisode dans son Histoire Romaine, œuvre d’exaltation patriotique monumentale (142 volumes ! En toute simplicité), rédigée pour « veiller à la mémoire du premier peuple du monde ».


L’histoire romaine de Tite-Live/Dans une édition du XVIIe siècle

Dire que Tite-Live a largement romancé cette séquence relève donc de l’euphémisme. D’autant qu’il écrit en 27 de notre ère, soit des siècles plus tard, en s’appuyant sur des documents de secondes mains – qu’il ne vérifie guère – et en ignorant superbement toute notion de géographie, de topographie, etc.

Peu importe. Tite-Live appliquait – avec une avance qui force le respect – cette maxime hollywoodienne : « When you have to choose between the truth and the legend : print the legend ». 

L’enlèvement des Sabines (détail) 

2 ou « nouveau classicisme », né avec la redécouverte, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, des trésors archéologiques gréco-romains (fouilles d’Herculanum, en 1738, et de Pompéi, dix ans plus tard). Son esthétique renoue avec l’épure et la grandeur de l’art antique, en réaction au style rococo – jugé exubérant et frivole – qui dominait jusque-là les intérieurs de l’élite européenne. 

De fait, là où le rococo jouait la fantaisie des courbes, la légèreté des motifs (fleurs, feuilles, fruits, rubans), la dominante des teintes claires (blanc, ivoire, or), le néoclassicisme préfère la sévérité des lignes, les compositions monumentales, les scènes mythologiques et autres figures héroïques. On ne s’étonne guère, dès lors, qu’il ait été adopté par la France révolutionnaire, puis par l’Empire. 

Pour mieux saisir le virage qu’opère David, comparons ses Sabines avec deux œuvres emblématiques du rococo : une toile de Fragonard et les ornements de l’Eglise de Wies. Ça se passe de commentaire.

Les Hasards heureux de l’escarpolette (1767)-Jean-Honoré Fragonard

L’Eglise de Wies, en Bavière (1746) –Classée au Patrimoine Mondial de l’Unesco 

3 Si vous manquez de loisir ou possédez un solide esprit de contradiction : la toile est exposée à L’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, à Paris. Le nom exact de l’œuvre est d’ailleurs – accrochez-vous – Érasistrate découvrant la cause de la maladie d’Antiochus dans son amour pour Stratonice (!)

Vous trouvez le nom alambiqué ? Avalez une aspirine : le sujet l’est plus encore. La toile évoque en effet une lointaine légende macédonienne : la découverte, par le médecin Érasistrate, des causes de la langueur d’Antiochus… qui se mourait d’amour pour sa belle-mère, Stratonice, épouse du roi Séleucos Ier (!!) 

Inceste, rivalités, amours morbides : du 100% antique ! Au moins, David donnait le ton… en attendant d’avoir du génie. Voyez vous-mêmes : 

Érasistrate découvrant les causes de la maladie

4 L’enthousiasme de David pour « l’Antique » n’est pas seulement esthétique :  il reflète l’esprit d’une génération, celle des Lumières, qui prônait, à l’instar de Rousseau, un retour à la simplicité, à la pureté primitive. 

5 Bel exemple du style « total antique », qui s’impose avec David : ce portrait où tout, de la coiffure à la robe en passant par la lampe et la méridienne, respire l’influence gréco-romaine.  

Le Portrait de madame Récamier (1800)-Jacques Louis David 

6 A titre indicatif, voici la liste 2018 des 10 tableaux les plus chers, vendus aux enchères (commissions et frais inclus : sachant que la « com’ » sur de telles transactions peut atteindre les 50 M$, la précision n’est pas inutile !):

1 – Salvator Mundi de Léonard de Vinci : 450 M$ chez Christie’s – New York – 2017.

2 – Les Femmes d’Alger, de Pablo Picasso : 179 M$ / Christie’s – New York – 2015.

3 – Nu couché, une toile d’Amedeo Modigliani : 170 M$ – 2015.

4 – Nu couché, un autre exemplaire de la même série : 157 M$ / Sotheby’s – New York.

5 – Trois études de Lucian Freud, de Francis Bacon : 142 M$ / Christie’s – New York – 2013.

6 – Le Cri, pastel d‘Edvard Munch : 119 M$ / Sotheby’s – New York – 2012.

7 – Fillette à la corbeille fleurie, toile de Picasso : 115 M$ / Christie’s – New York.

8 – Un tableau sans titre de Jean-Michel Basquiat : 110 M$ / Sotheby’s – New York – 2017.

9 – Nu au plateau de sculpteur, de Picasso : 106 M$ / Christie’s – New York – 2010.

10 – Silver Car Crash, d’Andy Warhol : 105 M$ / Sotheby’s – New York – 2013.

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