Thierry Ardisson a su garder de ses années Palace le sens du mélange et de l’incongruité joyeuse. Les souvenirs hauts en couleurs du dandy en noir.
On savait qu’il avait le talent de la question qui surprend, on a redécouvert son sens du récit. Prendre avec lui le temps de l’évocation, c’est prendre celui d’un roman où la réalité serait plus forte que la fiction. Quand Thierry Ardisson raconte ses années Palace, c’est une fresque qu’on découvre et dont il ravive les couleurs.
Il n’avait pas encore trente ans à l’ouverture du club mythique, il écrivait déjà sa propre légende. Il était revenu un peu plus tôt de Californie où il était parti décrocher de la dope, une idylle compliquée avec Lady Héroïne dont il avait fait la sulfureuse connaissance quelques années auparavant à Bali. Il était officiellement au chômage et bossait le reste du temps au magazine Façade que venait de fonder Alain Benoist. Un magnifique ovni éditorial dédié à l’underground, inspiré par la revue Interview qu’avait créée Andy Warhol à la toute fin des sixties, et pour lequel il blanchissait ses nuits.
« On passait nos nuits à traîner, évidemment on n’avait que ça à foutre (rires), et on en rendait compte. On parlait de la Punk Society, de plein de choses, de plein de gens. On avait fait notamment un article formidable sur Beaubourg avec tous les ouvriers , il y avait marqué « Beaubourg : Façade présente les 96 premiers exposants ! » (rires)
On avait aussi publié un article sur Christo qu’on avait emballé dans du nylon et on avait titré « l’Emballeur emballé »… on était très publicitaires mais au lieu de parler de produits, on parlait d’art, de culture, de spectacles, c’était très intéressant !
Ensuite, j’ai monté une boîte de pub, parce que j’ai toujours pensé à mes intérêts quand même, elle s’appelait Buisness. Et là, au Palace, j’ai continué à sortir. C’était ma deuxième adolescence, en fait. La première, je l’avais vécue après mai 68. Le trip orientaliste, le voyage en Asie, à Bali… (sourires) »
En somme, rien de très étonnant à ce que Thierry Ardisson se soit alors fondu aussi vite et aussi bien dans l’incroyable et foisonnant paysage que Fabrice Emaer avait si ardemment désiré et venait de composer. Le Palace et son point de vue imprenable sur les couleurs de cette fin de décennie. Plus qu’un club de plus ou une énième adresse du monde de la nuit, dont il connaissait d’ailleurs les codes pour avoir été DJ au Whisky à Gogo de Juan-les-Pins, une incomparable chambre d’écho pour les pulsations du moment.
« Moi, je faisais partie de la bande des Halles. Il y avait Louboutin, Eva Ionesco, Paquita Paquin, Maud Molyneux (journaliste transgenre connu aussi sous le nom de Louella Interim, ndlr), Ouamée Schlumberger (qu’il surnommera « la Zelda Fizgerald de l’After Wave », ndlr). Et c’est d’ailleurs Ouamée, avec qui je sortais à l’époque, qui a joué pour moi le poisson-pilote. Je les voyais vivre. Et c’était extraordinaire ! Ils étaient très jeunes, tous. Ils parlaient en verlan. Ils se foutaient de tout. Ils commençaient à se préparer à trois heures de l’après-midi ! En essayant des fringues qu’ils avaient passé des heures à dénicher aux puces de Montreuil. »
À la lecture d’un ancien numéro de l’éphémère revue Palace Magazine, fondée par Prosper Assouline, on se souvient être tombé sur une interview qu’une princesse italienne avait accordée à Thierry. Où perçait déjà ce goût pour la question qui, si elle peut heurter, provoque aussi une réaction et donc une séquence inédite. Surtout, un autre éclairage pour une autre vérité. Comme si ses années Palace avaient été aussi celles des premières gammes du virtuose qu’il allait devenir. De la même façon, on ne s’interdit pas de penser que le spectacle dont il a lui aussi été le témoin, soir après soir, a forgé son sens si singulier du casting. Particulièrement à l’oeuvre dans 93, faubourg Saint-Honoré.
« Mais vous avez tout à fait raison. C’est très juste. Je n’y avais jamais pensé mais vous avez raison de le souligner. C’est vrai que le casting Ardisson, qu’on appelle « une pute, un archevêque », ce mélange des genres, c’est chez Fabrice sans doute que je l’ai vu. Quand par exemple, je rencontrais Yves Saint-Laurent, à quatre heures du matin, assis sur les marches d’un escalier avec un garçon coiffeur de Nîmes, une scène absolument improbable ! (sourire) »
À l’écouter, c’est lorsque Claude Aurensan, fidèle d’Emaer de la première heure, a eu envie de passer à autre chose que le Palace a commencé à basculer. Pour le retenir, Fabrice a alors ouvert au sous-sol le fameux club Privilège. Une boîte chic. Une enclave pour initiés. Comme une exception à la règle qui jusque là pourtant prévalait. Ici, on se mélangerait moins. Un entre-soi qui allait préfigurer les sinistres carrés V.I.P des décennies suivantes et qui marqua alors une césure. Les temps changeaient, les esprits aussi.
Thierry Ardisson se souvient encore du froid qui s’installa lorsque ensuite, Fabrice Emaer, le jour de son anniversaire, le 1er mai 1981, appela à voter pour le candidat socialiste François Mitterrand, qui s’était engagé à dépénaliser l’homosexualité. Pour Thierry, comme pour d’autres qui, eux, renvoyèrent alors leurs cartes de membres du Privilège, une erreur. Un faux pas. Un fallait surtout pas. Sans rancune, sans nostalgie non plus, le pape pop du Paf demeure convaincu que l’histoire du Palace reste en tout état de cause extraordinaire. Pour preuve, elle lui a inspiré l’idée d’un film. On en connaît déjà le titre, les Enfants du Palace. On sait aussi que Guy Cuevas sera de l’aventure. Plutôt de bon augure.
« Le Palace, au fond, c’est quoi ? C’est la dernière utopie des années 70. C’est à dire qu’en fait, tout s’est écroulé. Mai 68 avait échoué. Les gens étaient partis en Asie, ils avaient fini avec des seringues dans les bras. Et là, d’un coup, il y a eu un lieu. Utopique ! Puisque le principe de Fabrice, c’était le mélange, la mixité. Avant ça, il y avait eu les années folles, les Zazous. Ensuite, quelques grands bals mais qui étaient vraiment réservés à une élite. Avec le Palace, c’est la dernière fois où Paris s’est amusé.
Après ? Depuis ? Il ne s’est rien passé. Si c’est pour aller prendre de la coke au Baron ou au Montana… franchement, moi personnellement… j’ai déjà donné en plus. (rires) »
O.D