Psychologue, psychanalyste, Totto Chan propose son regard de femme sur le cinéma, sur l’amour et le désir qui animent le cœur des plus grands réalisateurs. Aujourd’hui, Portier de Nuit de Liliana Cavani.
À Vienne, en 1957, Max est portier de nuit dans un palace, proche de l’Opéra. Un soir, il reconnaît parmi les nouveaux clients, Lucia, qui accompagne son mari chef d’orchestre. Elle-même ne tarde pas à identifier en Max, son bourreau, un ancien nazi officier SS, médecin dans un camp d’extermination où elle a été internée.
Troublée, apeurée, Lucia évite dans un premier temps toute rencontre avec Max, tandis que les souvenirs traumatiques affluent à sa mémoire.
Jeune fille juive prisonnière choisie pour des expérimentations médicales, Lucia se souvient que Max l’avait terrorisée avant de lui imposer des relations sexuelles sadiques. Le mari de Lucia observe l’attitude nouvelle de sa femme, nerveuse, et tente de l’interroger. Mais celle-ci garde le silence : comment révéler des souffrances et des sévices alors qu’ils ont toujours été tus ?
Max tient à revoir Lucia et s’infiltre à la nuit tombée dans sa chambre. Leurs retrouvailles sont violentes. Lucia tente d’échapper à son emprise mais Max s’impose et la confronte à son passé, dans un face-à-face brutal qui devient moment de vérité. Lucia ressent alors dans son corps les émois sexuels pervers auxquels son bourreau l’avait initiée.
Le lendemain de la visite nocturne, Lucia refuse d’accompagner son mari pour ses prochains concerts à Londres et reste dans leur chambre d’hôtel. Max ne tarde pas à la rejoindre et à revivre avec elle une liaison charnelle organique, en deçà de tout discours amoureux.
Max sait pourtant que cette femme, à laquelle il ne peut renoncer, représente un danger. Des amis, anciens SS, fréquentant régulièrement le palace en vue de réunions secrètes, soupçonnent Lucia d’être un témoin dangereux, et de compromettre leur chance d’être réhabilités lors de procès imminents.
Or, les règles de ce groupe sont claires : chaque membre doit partager toutes les informations pouvant devenir des preuves à charge, afin de les effacer, coûte que coûte. Max décide de se soustraire à cette règle et de mettre à l’abri Lucia chez lui. Il n’hésite pas non plus à tuer un des membres du groupe ayant reconnu l’ancienne déportée.
L’étau se resserre dès que Max démissionne de son poste de portier de nuit pour veiller sur Lucia. Les anciens SS entreprennent un siège devant son appartement et bloquent tout ravitaillement de nourriture, coupent l’électricité.
Au fur et à mesure que les vivres viennent à manquer et que la déréliction des protagonistes s’intensifie, leurs relations charnelles se font plus viscérales, plus possessives. Le couple maudit sait qu’il n’a plus d’échappatoire. La mort rôde et leur procure leurs dernières voluptés orgasmiques.
Histoire transgressive et profondément sadienne, magnifiquement photographiée dans un camaïeu de verts et de bruns, dans une ambiance tamisée, presque toujours en intérieur, Liliana Cavani nous offre, dans une mise en scène irréprochable, un point de vue féminin, grâce à la narration nourrie de feedbacks subtils, en petites touches, évocatrice des émois de l’héroïne.
La métamorphose de Lucia à laquelle nous assistons, invite à penser la question de la toute-puissance du corps, au dépens de la volonté psychique. Cette puissance du corps tire sa force ici de la transgression des valeurs morales, et de leur total anéantissement, dans un masochisme propre aux deux personnages.
L’inquiétante Charlotte Rampling prête à Lucia son regard d’ « orchidée mauve » où la folie oppressive d’autrefois se devine dans l’acte charnel consenti, la frontière entre l’agression sexuelle et le pur abandon sensuel devenant floue pour le spectateur. Jamais Lucia ne repousse l’homme qui la sadise avec brutalité, l’enchaîne, lui qui peut aussi se montrer tendre, caressant sa joue avec douceur, et la nommant sa « petite fille ».
Quel pacte obscur lie cet homme froid, peu expressif, profondément amoral, incarné par un Dirk Bogarde au sommet de son art, à cette jeune fille devenue femme, qui a sauvé sa peau après avoir perdu virginité et dignité dans les camps de l’horreur ? Le corps féminin avili trouve-t-il grâce aux yeux de Max, dans la passion érotique qu’il éprouve à son égard, tout en assouvissant ses pulsions sexuelles sans aucune limite ?
La metteuse en scène aborde dans un contexte politique mouvementé, celui des années de plomb des années 70-80 en Italie, la question de la réification des corps et de leur destruction matérielle, par les nouvelles perversions sexuelles.
Pier Paolo Pasolini affirmera s’en être inspiré un an plus tard pour son film « Salo, ou les 120 Journées de Sodome ».
Totto Chan
Portier de Nuit est un drame psychologique franco-américano-italien, réalisé par Liliana Cavani, et sorti en 1974.
Lire Totto Chan est un bonheur. L’écouter est une joie !