Photographe, réalisateur et sculpteur, Just Jaeckin a longtemps tourné pour la pub et su écrire une page essentielle de l’histoire du cinéma. Cet éternel candide qui a tout osé, même se faire des ennemis, a aussi beaucoup aimé les femmes. Aujourd’hui encore, les hommes lui disent merci.
« Quand j’ai lu ce livre, j’ai dit : « C’est pas pour moi du tout ! Hors de question que je tourne ça ! On ouvre une porte, on baise. On en ouvre une autre, on baise encore ! Y’a pas d’histoire, y’a rien !! » J’ai d’abord dit non.
Quinze jours après, on me fait rencontrer Jean-Louis Richard, le scénariste de Truffaut… Il avait réécrit l’histoire… Lui et la production m’ont assuré qu’avec moi, justement, ce ne serait surtout pas du porno et qu’avec mon talent, mon sens de l’esthétisme… tout ça (sourire)… le film pourrait sortir dans le circuit normal…
Pendant la semaine de réflexion que je me suis accordée, je tournais un film publicitaire pour un produit de beauté avec Marie-José Nat. je lui ai demandé ce qu’elle en pensait. Elle m’a dit : « Une chance comme celle-là, ça ne se refuse pas. Et puis, si jamais le film ne marche pas, personne n’en parlera. » Ça a été le déclic. »
Dans la maison qu’il a patiemment bâtie autour d’un vieux moulin qui domine la baie de Saint-Briac, Just Jaeckin entame ainsi le récit dont la suite appartient à l’histoire du cinéma. Le film a forgé sa propre légende. Il est d’abord sorti dans une seule salle, au Triumph sur les Champs-Élysées. On aurait eu raison d’y voir comme un signe du destin dont on sait l’espièglerie parfois, parce que l’adaptation au grand écran du roman d’Emmanuelle Arsan, qui était alors un best-seller de la littérature érotique, a suscité un engouement tel que, très vite, une salle n’a plus suffi.
En à peine un mois, de nombreuses autres ensuite ont joué le film. Dont une l’a même projeté pendant plus de dix ans. Ensuite, des cars ont été spécialement affrétés pour que des Espagnols puissent déjouer la censure franquiste et le découvrir à la frontière française.
Des voyagistes japonais ont même proposé dans leur tour de Paris la séance devenue incontournable, au même titre que la visite du Louvre, l’ascension de la Tour Eiffel ou le shopping chez Vuitton. À ce jour, on estime à plus de cinq cents millions le nombre de spectateurs à avoir vu Emmanuelle. Et le compteur tourne toujours.
Dans la France de l’été 1974, alors que Giscard venait à peine de succéder au défunt Pompidou et que la censure desserrait son étreinte, le film évita le classement X auquel il était promis et put sortir au grand jour, frappé seulement d’une interdiction aux moins de 18 ans.
En épousant les contours d’une société qui se déboutonnait, il illustrait à sa façon la fracture entre l’ancien et le nouveau monde. « La plus longue caresse du cinéma français » prenait l’allure d’un salutaire coup de boule dans la bien-pensance ambiante. Évidemment scandaleux, il allait faire beaucoup pour la connaissance de la psyché féminine, l’amour libre, les vacances en Thaïlande et les fauteuils en rotin.
Il allait aussi faire de Pierre Bachelet l’interprète de ses propres chansons, figer une jeune mannequin néerlandaise, Sylvia Kristel, dans un personnage qu’elle aurait du mal à faire oublier, et propulser son réalisateur, le pudique et sensible Just Jaeckin, au rang de pape incontesté de l’érotisme.
Si la couronne aujourd’hui peut paraître enviable, elle était à l’époque sertie d’épines. Certains ayant du mal avec leur propre plaisir préféraient déjà honnir plutôt que bénir le responsable tout désigné de leurs émotions forcément coupables.
« Les journalistes m’ont craché dessus. Tout le monde disait que j’étais nul, que je n’étais pas metteur en scène, c’était terrible… Une descente aux enfers… Je n’ai pas travaillé pendant trois ans… On me disait : « Tu as collé ton nom à « Emmanuelle », c’est pas possible ! »
Je devais faire une grosse campagne pour Coca-Cola… On avait bouclé le casting, les repérages, tout était prêt… Le patron m’appelle et me dit : « On ne peut pas associer votre nom avec notre marque, désolé. » Tout le monde me tournait le dos… J’étais complètement paumé, paniqué…
Un soir, je vais chez Castel. À peine entré, un homme que je n’avais pas reconnu me prend à partie et m’insulte devant tout le monde : « Sortez Monsieur ! Vous avez sali le cinéma français ! » Je suis rentré chez moi, effondré, avec des envies de suicide. J’étais allongé, les yeux ouverts quand le téléphone a sonné, c’était ce type qui venait de m’incendier.
Il s’est confondu en excuses et m’a demandé de revenir. Ce que j’ai fait… Et j’ai alors pris avec lui la première et la seule cuite de ma vie… On est devenus amis… Plus tard, on a fait « Madame Claude » ensemble… C’était Maurice Ronet (sourire).
Mais au moment d’ « Emmanuelle », j’étais donc dans le désert. C’est là que j’ai rencontré Éric Rochat. Il voulait surfer sur le succès d’ « Emmanuelle » et il a eu l’idée d’adapter « Histoire d’O » de Pauline Réage. Seulement, il n’avait pas l’ombre du premier droit pas plus que celle du premier centime !
Il a donc d’abord appelé le distributeur Gérard Lorin qui possédait le circuit Prodis, en lui disant qu’il avait non seulement les droits, mais aussi l’accord de Sébastien Japrisot pour le scénario et le mien pour la mise en scène… Ce qui n’était pas le cas (sourire)… Et il a fait la même chose avec Japrisot, avec moi et avec le canadien Claude Giroux qui, lui, détenait les droits… C’est comme ça, en quatre coups de téléphone, au bluff, que le film s’est monté (rires) ! Quelle leçon !
« Histoire d’O » m’a permis de rencontrer la merveilleuse Corinne Cléry que j’adore et qui est devenue ma petite soeur. Il a aussi donné raison à celui qui était alors devenu mon nouvel agent, Gérard Lebovici. Lequel me disait qu’il n’y avait pas mieux que cette histoire pour faire un deuxième film érotique… J’ai remis à plus tard mon désir de réaliser un film plus personnel, et « Histoire d’O » a effectivement été un grand succès.
Là encore, j’ai été traîné dans la boue… Des féministes entraient dans les salles avec des banderoles pour arrêter la projection… La presse titrait : « Histoire d’Eau Sale », « Histoire d’O Nulle », « Histoire Double Zéro »… J’en ai pris plein la gueule… Mais ça a très bien marché.
Ce n’est que plus tard, après « Madame Claude » que j’ai pu faire le film qui racontait mon histoire. J’en avais écrit le scénario. Ça parlait d’un directeur artistique qui était dans un journal, ce qui avait été mon cas quand je travaillais à « Mademoiselle Âge Tendre », et qui tombait amoureux de la fille qui venait de faire sa une. Sauf qu’elle n’était pas mannequin.
Elle avait fait la photo pour sauver de la faillite le cirque de son père. Les photos , c’était pour acheter un nouveau lion… Une très jolie histoire, ça s’appelait « le Dernier Amant Romantique ».
Là-dessus, je tombe sur… la vie est incroyable… je tournais à Rome un film publicitaire avec une fille superbe, j’entends un jour derrière moi une voix qui s’exclame : « Ma, que bella dona ! » Je me retourne… c’était Fellini (sourire) ! On discute un peu et il me présente le grand scénariste Ennio de Concini, qui avait notamment écrit « Divorce à l’Italienne » avec Mastroianni.
Ennio prend mon scénario et m’appelle quelques jours plus tard en me disant : « Elle est bien ton histoire, mais elle est pas moderne, il faut inverser les personnages. C’est une femme, pas un homme, qui doit jouer le rôle du directeur artistique. C’est elle qui va lancer le concours du dernier amant romantique ! » Le film se fait, avec Dayle Haddon… Il fait un flop total en France.
Deux mois plus tard, on m’appelle du Canada. « Just, ton film est un énorme succès ici, tu as un billet réservé, tu viens demain. » J’arrive à onze heures du soir dans le cinéma où le film vient d’être projeté, la salle est debout… J’en ai pleuré… Comme un môme… C’est mon plus joli film. »
Des films, Just Jaeckin en a tourné encore quelques autres, parmi lesquels le somptueux Amant de Lady Chatterley avec à nouveau Sylvia Kristel, ou encore le merveilleux Gwendoline, que sa fille adore et dont elle connaît aujourd’hui encore tous les dialogues, d’après la fameuse bande-dessinée de John Willie.
Autant d’aventures artistiques dans lesquelles il s’est à chaque fois investi sans s’économiser, se jouant des écueils et des coups de vent, sachant garder son cap même quand il y avait moins d’argent, et ne pas perdre sa candeur même quand les producteurs lui refusaient un jour ce qu’ils lui avaient pourtant accordé la veille. Autant d’histoires fortes qui l’ont à chaque fois laissé désemparé lorsque le dernier jour est arrivé.
« Ma seule tristesse, c’est le jour où, après trois mois de tournage où on a tout fait ensemble, où on a ri, hurlé, pété (sourire) ensemble, ton équipe s’en va. Tu les vois plus jamais parce qu’ils sont partis ailleurs, vers d’autres univers… C’est terrible… Tu perds une famille… Plus personne ne vient te chercher, plus personne ne t’appelle… Tu te retrouves seul avec tes rushes, au montage… Y’a plus personne !
Après ?… Après, je me suis refait bouffer par les films publicitaires… Parce que tu prends dix ans quand tu fais un long-métrage et que tu mets six mois à t’en remettre… Tu es en tension tout le temps, en apnée totale… Il faut tenir le coup… Il y a des matins, tu arrives sur le plateau, tu te demandes où tu es et qui sont tous ces gens (sourire)… »
La pub après l’avoir jeté pour Emmanuelle, lui a fait des ponts d’or pour Pacific notamment et entre beaucoup mais beaucoup d’autres. Pacific et sa sublime naïade blonde en maillot de bain jaune, avant Stéphanie Seymour, et que les plus de vingt ans ont encore gravée dans leur coeur… La liste est longue des spots qu’il a tournés, au moins autant qu’une nuit des Publivores. 372 au dernier comptage.
On en oublierait presque que Just Jaeckin a d’abord été photographe et qu’avant d’avoir capté la lumière et toute la grâce de son ami Serge Gainsbourg avec Jane Birkin, de Brigitte Bardot sur sa moto, de Jane Fonda seule sur la plage et de tant d’autres, c’est en Algérie, dans le printemps de ses dix-huit ans, qu’il fit ses premiers reportages, pour le compte de l’Armée, après avoir fait sentinelle, fusil à l’épaule, à la caserne de Bab-el-Oued.
Il s’y fit des copains pour la vie, des amis pour toujours. Ceux qu’il appelle ses « Frères de Guerre ». Il y avait Jacques Séguela, Francis Weber, Marcel Cohen et Philippe Labro. L’illustre confrère en parlant de Just a d’ailleurs eu ces mots : « Le plus innocent d’entre nous, du moins en apparence, était ce jeune homme frêle, séduisant, rieur, qui semblait curieux de tout et de tout le monde. »
À Alger, Just Jaeckin parlait avec la même spontanéité aux Pieds-Noirs qu’aux Arabes. Sans se soucier des codes, sans se laisser enfermer derrière les murs qu’avaient dressés la haine, la peur et la guerre. Une fraîcheur d’esprit, déjà cette candeur, qui lui valurent de figurer sur la lite noire de l’O.A.S. Mais c’est une vieille histoire.
Aujourd’hui, Just Jaeckin se partage entre la France et le Maroc, entre Saint-Briac et Marrakech. À Saint-Briac, on peut découvrir dans son atelier les belles sculptures d’Anne, sa femme. De ses années de danse, elle a capté l’infinie légèreté qu’elle insuffle à ses bronzes graciles et aériens. Lorsqu’on contemple les magnifiques portraits de femmes que Julia, leur fille, a réalisés, on ne peut s’empêcher de penser que le talent a su se transmettre.
Et quand on assiste aux retrouvailles de Jaeckin et de Marion, le photographe de Paris Bazaar, et qu’on est le témoin privilégié de ce pas de deux complice, où l’ancien modèle dirige celui qui il y a quelques années le filmait, on achève de se convaincre que l’homme a le sens du fraternel.
« Photographe, réalisateur, sculpteur et pilote automobile »… Il a raison quand il dit de lui qu’il est aussi un « bon copain », Jaeckin. Juste quelqu’un de bien, en somme. Quelqu’un de rare, surtout.
O.D