Avec À la Barre, le récit de son parcours, Éric Dupond-Moretti bouge ses lignes et bouscule nos certitudes. Un aparté bienvenu qui éclaire d’un autre jour le théâtre obscur de la Justice.
« D’abord, ça s’est terminé à une heure, deux heures du matin. Je jouais hier soir. Une interruption de quelques heures de sommeil. Et puis ça a recommencé quand le réveil a sonné à sept heures. Nanterre toute la matinée, une audience. Et puis Évry, où j’ai plaidé toute l’après-midi. Et là, je viens d’arriver au théâtre, où on lève le rideau dans un peu plus d’une heure… les journées folles, on les vit follement (sourire). C’est un cadeau du ciel, cette histoire ! »
On savait ses journées ordinaires à peu près aussi fluides que la barrière de péage de Saint-Arnoult une veille de 15 Août. Depuis qu’il a pris ses quartiers au théâtre de la Madeleine avec À la Barre, Éric Dupond-Moretti vit un moment d’une intensité inédite. Devant une salle archi-comble qui affiche complet jusqu’au dernier de ses strapontins, le ténor du barreau joue chaque soir l’histoire de sa vie.
Un seul en scène intime, fort et théâtral. Un monologue riche et foisonnant, pétri de panache et d’humanité, qui raconte notre monde et dépeint notre époque en les regardant en face. Sans rien esquiver. L’homme est un guerrier. On le savait. Fallait-il encore le voir fouler les planches pour achever d’en prendre toute la mesure. Éric Dupond-Moretti prend tout l’espace et arpente la scène comme s’il y était né. Comme si au fond, lui et le théâtre avaient toujours eu rendez-vous. Il aura juste fallu attendre le moment. Le temps de deux actes et d’un pacte scellé autour de quelques verres de contact, comme pouvait les affectionner Antoine Blondin.
« Il s’avère que le mardi, on partage avec Philippe (Philippe Lellouche, metteur en scène-ndlr), Hadrien (Hadrien Raccah co-auteur-ndlr) et Darmon (Gérard Darmon, le comédien-ndlr), un moment dans un restaurant très convivial. En pleine affaire Merah, tout le monde me demandait comment je faisais pour défendre un supposé terroriste. Et on est arrivés à ce constat que ça méritait une explication. Que tout ça n’était pas intégré dans notre vieille démocratie. Le rôle de l’avocat par exemple, ce qu’il peut apporter…
Et puis un soir cet été, on se laisse aller un peu. Et on se fait des promesses de nuit qui normalement ne voient jamais le jour. « On devrait faire une pièce !! Oui, on devrait. Mais tu es libre quand ? En janvier ? » Je dis janvier et février parce que je savais que je serais Parisien à ce moment-là. Bon. On sort de là, on avait bien rêvé.
Et puis la réalité, dès les jours qui suivent, c’est que Philippe Lellouche qui est le plus malin de nous trois, celui qui avait le moins bu surtout (sourire), nous rappelle et nous dit : « Bon allez les gars, on l’a dit, on y va ! » Nous, on se souvenait à peine de ce qu’on avait dit (sourire).
Ensuite, on est partis d’abord du travail d’écriture avec Hadrien, dont le rôle est absolument essentiel dans cette histoire. Après, il y a eu les répétitions. Ça, je l’ai vécu assez douloureusement parce que c’est très difficile.
Je n’apprends pas mes plaidoiries. Me placer à la barre, je fais ça de manière empirique depuis des années. Là, j’ai dû apprendre un texte et à me placer sous la lumière de l’éclairagiste…(sourire). Je pensais que ce serait beaucoup plus simple.
Enfin, il y a ce qu’on vit en ce moment. Et notre travail a été couronné de succès, ce qui n’était pas du tout écrit à l’avance… je vis ça comme un moment béni. »
À la veille de la générale, le soir de la couturière, Éric Dupond-Moretti a eu ces mots émouvants en même temps qu’il a fendu l’armure : « Il a été long le chemin qui m’a mené jusqu’à ce théâtre de la Madeleine ! » Trente-cinq ans exactement.
Il y avait certes la volonté de raconter son parcours judiciaire, de dénoncer les dérives de son temps et d’inviter à réfléchir sur nos certitudes. Il y avait aussi le défi plus personnel, sans doute aussi plus narcissique mais il l’assume, de monter sur scène, de s’exposer. Enfin, il voulait vivre ce que vit sa compagne, Isabelle Boulay.
« Je l’ai vue chanter. Donc comme tous les gens qui sont venus à ses concerts, j’ai vu le produit fini et le spectacle terminé qui vous laisse des étoiles dans les yeux. Mais quand on la suit comme je l’ai fait, on voit les répétitions, les fils qui traînent, les notes encore mal accordées… on mesure tout le boulot que ça demande !
C’est comme la cuisine. Chez un grand chef, les années que ça demande d’apprentissage, de travail, de savoir-faire pour servir un plat qu’on va manger, nous, en quelques minutes. Je voulais éprouver ça ! Et je suis très content de l’avoir fait. »
Voir et écouter aujourd’hui Eric Dupond-Moretti sur la scène d’un théâtre, c’est aussi comprendre les racines profondes d’un engagement qui remonte à plus loin. De ses jeunes années à Maubeuge, où on le traitait de « macaroni » lui qui les aimait bien les macaroni surtout ceux que lui cuisinait sa mère, aux premières morsures de l’adolescence. Quand d’autres plus habiles vivaient leurs premiers flirts, il se souvient n’avoir eu d’autre choix que d’apprendre le pouvoir des mots et le charme que peut conférer l’éloquence.
Sans filtre, l’homme qu’il est n’oublie surtout pas celui qu’il était. Fils d’un ouvrier métallo et d’une femme de ménage devenue veuve alors qu’il avait à peine quatre ans. Les petits boulots pour payer ses études. La rencontre fondatrice avec une grande figure du barreau toulousain, Me Alain Furbury, auprès de qui il apprit l’importance de savoir rythmer ses phrases et les ponctuer de silence. Dont il se souvient aussi qu’il fut comme un père et exigeant tout autant. À sa disparition en 1999, il endossa sa robe comme il aurait repris le flambeau.
De l’évocation sensible et parfois drôle de ses premiers temps, Éric Dupond-Moretti passe à l’expression vive de ses colères. Et il taille dans le vif. L’époque hygiéniste qui enlève sa clope à Malraux et sa pipe à Hulot. Les tribunaux illégitimes qui se forment à longueur de plateaux sur ces chaînes qui vomissent l’info sans prendre le temps de la comprendre. Où se pressent des experts de la question, sommés de se prononcer alors qu’ils n’ont jamais eu accès au dossier.
Les méthodes parfois douteuses de certains médias qu’alimentent des sources peu scrupuleuses du secret de l’instruction, encore moins soucieuses de la présomption d’innocence, en dépit de leurs postures d’apparence. Les réseaux sociaux, ces nouveaux tuyaux où se déversent chaque jour des flots de haine et de peur, où, caché derrière l’anonymat pathétique d’un pseudo grotesque, chacun peut tout à loisir vidanger sa bêtise insondable et son ignorance crasse. Les bistros tenaient les idiots au chaud, avec le web ils ont commencé à se prendre au sérieux… Il dit tout ça, l’avocat. On grince. On jubile.
Aux Assises qui s’improvisent aujourd’hui aux comptoirs des réseaux, Éric Dupond-Moretti entend résolument faire primer l’état de droit dont il demeure, par sa fonction d’avocat, la pierre angulaire. Défendre n’est pas et ne sera jamais acquiescer mais plus exactement s’efforcer d’abord de comprendre.
À la différence majeure de Jacques Vergès, avec lequel encore tout jeune avocat il eut l’occasion souvent de s’entretenir et à qui on reprocha longtemps de défendre l’indéfendable, il ne défend pas et ne défendra jamais de cause. Il se l’interdit. Il préfère surtout sonder l’humanité dont nous sommes faits.
« Moi, je suis fasciné par la chute. C’est un truc… (silence)… qui me laisse sans voix. La rupture, le basculement, le déclic… on peut l’appeler de mille façons. J’ai vieilli très tôt. Je me suis rendu compte à 23, 24 ans à quel point les hommes pouvaient devenir inhumains. Ce métier vous l’apprend très vite.
Il vous apprend aussi qu’un type que rien ne prédestine à comparaître un jour devant les Assises peut basculer. Il y a une frontière ténue entre l’honnêteté et la malhonnêteté. Et je pense qu’on est tous faits d’une part d’ombre et d’une part de lumière. Et que ce n’est pas forcément la même proportion pendant une vie.
Dans mon métier, on peut défendre un chef d’état africain le mardi, un mendigot le mercredi. Un joueur de foot, un notaire qui a tué sa femme… l’éclectisme est extraordinaire. Je pense que l’avocat est un peu voyeur, au sens où il voit des situations et des mondes qui ne sont pas les siens.
J’ai tout défendu. Des juges, des flics, des voyous. Des riches, des pauvres. Je ne veux pas d’étiquette. Je suis très attaché à ça. Pourquoi ? Parce que c’est ma vie. Parce que j’y crois ! Comme je crois qu’on ne peut pas être spectateur de ce que l’on considère une dérive et ne pas la dénoncer quand on a l’opportunité de le faire. Un jour, je serai passé de mode, j’irai ronchonner avec mes voisins. Pour le moment, il y a un peu plus d’écho. Alors, je dis les choses. »
Si le théâtre est le miroir drôle ou tragique et le plus souvent magnifique de nos trajectoires, À la Barre est un reflet rare de l’époque. Porté par un avocat qui a forcé sa pudeur pour dire sa vérité. Juste la sienne. Simplement un homme à la parole ample et libre.
Comme l’était Térence, qui vécut bien avant nous. Cet esclave affranchi devenu poète et dramaturge aux temps de la Rome antique écrivit un jour : « Je suis un homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger. »
Allez savoir pourquoi, et qui ira saura, mais on ne peut s’empêcher de penser que Dupond-Moretti aurait pu dire ça aussi.
O.D
À la Barre, un seul en scène de Me Éric Dupond-Moretti, co-écrit par Hadrien Raccah et mis en scène par Philippe Lellouche.
Félicitations mon petit Olivier . La prose telle qu on l aime , avec ton réel talent de journaliste ! Ça fait du bien . Bises . Jacques
Si le texte est bon, il n’y a plus qu’à le dire.
Car tous les hommes sont des acteurs, à part quelques comédiens ( Sacha Guitry).
N’importe comment , faites comme à la chambre
En fin d’octobre, début Novembre.
Bonne prestation
Cordialement
Philippe Frankenberg