Il a fait danser plusieurs générations, connu quelques révolutions et su garder sa belle tête d’esthète dandy. À Paris, Albert de Paname est à la nuit ce que la tour Eiffel est au jour. Indémodable.
On se souvenait de ses chouettes galures vissés de biais sur la tête, de sa fine moustache de crooner latino et de ses costards épatants de zazou chic, il est arrivé en marin de la Marne, coiffé d’une antique casquette de la RATP qui avait dû au moins connaître le Poinçonneur des Lilas. Mais, même dans son bleu de travail délavé, le garçon restait princier.
C’était un vendredi de printemps, en début d’aprème. À Saint-Ouen, les Puces se tenaient tranquilles avant le rush du week-end. On se serait crus dans une station balnéaire à la morte saison. On s’est posés à la terrasse d’un café du marché Paul Bert Serpette, presque au hasard. Et on a fait comme les antiquaires. Avec Albert de Paname on a remonté le temps, jusqu’au Montmartre des années 50. C’est ici et à cette époque que la musique est entrée dans sa vie.
« Ma mère chantait déjà… Maman qui avait une très belle voix… Elle m’a initié un peu et puis j’habitais dans un quartier, à Montmartre, où il y avait de la musique partout, il y avait de l’accordéon, il y avait des musiciens… les artistes, les musiciens fréquentaient beaucoup Montmartre. Là où on habitait, il y avait aussi des cabarets, il y avait le cabaret de Patachou… donc, j’ai été vraiment inondé de musiques tout petit (sourire) !
Et puis en plus, la musique pour moi ça a toujours été une passion, une émotion surtout… L’amour de la musique, quoi ! Et à toutes les sauces ! C’est à dire autant le classique que le jazz, la soul, la funk, le reggae, bien sûr le latino… j’étais ouvert à tous ces répertoires, ce qui m’a permis d’avoir peut-être un succès, le succès que j’ai eu, par les mélanges et la diversité que je donnais. Quand on venait en soirée au Balajo ou ailleurs, j’avais un tel répertoire, j’avais traversé tellement d’époques, que ça me permettait de donner aux gens ce qu’ils attendaient…
Mon truc, c’est que j’adorais fouiner, comme tu dis « chercher des trésors », tellement passionné de trouver le truc que les autres n’avaient pas. C’est un peu ce qui se passait à l’époque. Par exemple, je travaillais dans une cave à coté du Tabou, je me rappelle avoir fait la queue pendant des heures chez un particulier qui allait à New-York, qui ramenait une trentaine de singles, et j’ai été l’un des premiers à avoir « Papa’s Got a Brand New Bag » de James Brown ! J’étais le seul !! C’était la bataille entre DJ ! Et donc, quand tu étais le seul à l’avoir ce single que les autres DJ n’avaient pas, pendant trois semaines tu te tapais toute la clientèle, tout le monde venait dans la boîte pour l’écouter (rires ) !! Ça, c’était magique ! »
Son métier, on pourrait dire son art qu’on ne mettrait pas à côté, Albert de Paname l’a appris à Londres, d’où il nous revenait ce jour-là, et qu’il découvrit dans ses vingt ans. Dans les années 60, Soho et Carnaby Street vivaient des heures légères et pop de swinging renaissance. S’inspirant de sa propre Mini Cooper, Mary Quant venait de conquérir le monde avec sa minijupe. Une jolie blonde qu’on appelait Twiggy, venue de la banlieue londonienne et taillée dans une allumette, incarnait le nouveau glamour. Le London Look était le nouvel Union Jack et Londres, the place to be.
« J’ai eu ma deuxième éducation à Londres. J’étais un peu turbulent, les Anglais m’ont calmé (rires). J’ai appris à mixer là-bas, ce qui n’était pas évident parce qu’on n’était que deux DJ français à Londres… donc la « French Touch » ne date pas des années 80 mais des années 60 (rires) ! Donc, j’ai fait mes armes avec toute la mouvance soul, pop, le reggae aussi… personne ne connaissait le reggae, il y avait juste une boîte reggae à Portobello… Je suis arrivé pour quatre jours et je suis resté dix ans !
Pou moi, c’était la planète Mars ! On ne s’imaginait pas qu’on était à quatre cents kilomètres de Paris. C’était un monde, un paradis des jeunes, à l’époque. Ça pétait ! Il y avait tout, la musique, la création, la mode… ça bougeait bien. Et j’ai fréquenté toutes les boîtes. Je suis bien tombé en plus. Dans le West-End, il y avait un boss qui possédait les huit boîtes les plus branchées, le Kilt, le Samantha’s, la Poubelle, la Valbonne, le Scotch of Saint-James, le Birdland… tout ça appartenait à un seul mec, qui avait une Rolls avec intérieur en vison blanc, un truc de fou (sourire) !
Je me souviens, vers une heure du matin, il allait au Playboy Club chercher des Bunnies, il en ramenait six dans sa Rolls, avec leurs oreilles de lapin, et il faisait le tour de ses boîtes… c’était le roi des nuits de l’époque et je suis tombé avec ce type-là. Et on ne travaillait pas que dans un club, mais dans plusieurs, il faisait tourner ses DJ, des Anglais majoritairement, un Italien et deux Français. Et on était fiers, parce que pour eux les meilleurs DJ du monde étaient Anglais… on faisait partie de la bande (sourire)…
Il s’appelait Louis Brown, un titre de film (sourire), un Fabrice Emaer mais en plus fou, et puis c’était la mode hippie, il avait les cheveux longs, le crâne un peu dégarni mais des cheveux frisés qui pendaient et puis un manteau en fourrure, en loup !… Il était très grand, il imposait et c’était un bon vivant… l’Anglais qui rayonnait (sourire), j’ai travaillé dix ans pour lui. Et ça m’a permis d’apprendre. »
À l’aube des années 70, la fête londonienne commençait à perdre de ses couleurs tandis qu’à Paris, la nuit retrouvait son éclat. Albert est donc revenu à Paname. Le Sept et puis le Palace, les Bains, le Tango et un peu plus tard, dans les années 80, le Balajo dont il a su littéralement dépoussiérer le parquet légendaire. Il fallait le voir, perché sur la mezzanine, impérial derrière ses platines, scrutant la piste comme à l’affût et trouvant à chaque fois le morceau qu’il fallait au moment où il fallait. Il enchaînait Dario Moreno et les Pasadenas, glissait un James Brown, osait un Bob Hazam, proposait Joséphine Baker avant d’envoyer Grace Jones… On passait du rock à la soul, du funk à la vieille chanson française mais en swing dans le texte et tout le monde dansait et jamais ça ne retombait. C’était dans l’air du temps et anachronique, délicieusement improbable, absolument joyeux et tout à fait merveilleux.
« La magie, c’était de les enchaîner l’un après l’autre sans que ça casse… la qualité d’un DJ, je pense, c’est d’oser passer des titres que les gens ne connaissent pas. Moi, c’était ce que je voulais, leur faire découvrir des répertoires comme par exemple une certaine chanson française, Philippe Clay, Colette Renard, les premières chansons de Gainsbourg… personne ne passait ça ! C’était pourtant d’une richesse incroyable !!…
Quand je pense qu’ils ont fait David Guetta chevalier des Arts et des Lettres, ils pourraient me la donner, merde ! Pour avoir fait découvrir la chanson française aux plus jeunes (grand rire) !! J’attends rien de toute façon, je plaisante. En fait, mon plus beau cadeau c’est de voir que très très souvent les gens m’arrêtent dans la rue et me disent : « Oh, Albert, mais quelle joie vous nous avez donnée à nous faire découvrir tout ça ! » Pour moi, c’était vraiment le Bal Parisien, avec de la musique française. On n’était plus comme dans un club anglais ou à copier les Américains… j’ai vraiment l’impression de ce point de vue d’avoir accompli quelque chose. En tant que DJ, c’est une grande satisfaction (sourire)…
Ce qui je crois a fait tout l’éclat des nuits parisiennes dans ces années-là, c’est que les mecs qui ouvraient des boîtes comme les DJ qu’ils mettaient aux platines, c’étaient d’abord des artistes. Ils mettaient la nuit en scène. Ils faisaient un peu d’argent mais ce n’était pas fondamentalement le but. Après, quand d’autres sont arrivés qui avaient vu qu’on pouvait gagner beaucoup, ça a changé. Et les DJ n’ont plus osé.
J’ai continué à monter des boîtes, des lieux. Comme le Royal Lieu, ou les soirées chez Maxim’s. Je me souviens, à l’étage, on aurait dit un garde-meubles (sourire), j’avais demandé à Pierre Cardin : « Monsieur Cardin, on pourrait faire des soirées ici ?! » Il m’avait répondu : « Ah oui ? Pourquoi pas ! » et on a ouvert les « Vendredis de Maxim’s ». Il y a eu la Nouvelle Ève aussi, où le lieu avec la grande scène m’avait inspiré un univers autour des grandes comédies musicales… en fait, c’est comme si l’endroit m’avait à chaque fois glissé dans l’oreille ce qu’il fallait faire et jouer.
On résume souvent la nuit parisienne de cette époque au seul Palace et c’est vrai que ça a compté mais il y avait une telle richesse ! Le Bal Nègre, les Bains, le Balajo… Il y avait plein de tendances, de couleurs, et c’est ce qui faisait l’âme de la nuit… Aujourd’hui quand je fais le tour, j’ai l’impression de me retrouver toujours dans la même boîte, j’entends partout la même chose. Je ne trouve plus cette émotion, ce frisson. »
Albert de Paname pense aujourd’hui au prochain lieu qu’il ouvrira. Ça lui est indispensable, comme pour un réalisateur d’écrire le film suivant. Chaque matin l’émerveille encore, il trouve miraculeux de pouvoir savourer les plaisirs même minuscules que la vie sait lui offrir.
Et si Paris, devenue frileuse, s’est évertuée à dresser des interdits aux plaisirs de nos sens, la nuit reste son plus bel endroit sur terre. Parce qu’il y trouve sa liberté et qu’il y trouve les gens plus vrais malgré tout et en dépit ou a cause du jeu subtil des apparences. Il se souvient d’ailleurs avoir dit ça à son père, un soir que celui-ci avait emmené le gamin qu’il était tout en haut de la butte Montmartre contempler Paris : « Mais papa… la nuit est plus belle que le jour !! »
O.D