Ces images qui nous regardent : la campagne Céline

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Aujourd’hui, les plus belles pépites du comique ne sont plus au cinéma ou au théâtre. Il y a bien plus hilarant. Et c’est partout. C’est la pub. Aujourd’hui, la nouvelle campagne Céline.

Que voit-on ?

Dans un noir et blanc terne à souhait : une série d’ahuris endimanchés, immobiles et moyennement aimables. Point commun : chacun est planté dans un décor aussi riant qu’Hiroshima sous l’averse.

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1 | Soyons clairs : si nos vies devaient se résumer à cette campagne automne / hiver de la maison Céline… le Temesta serait vendu en supérette, le rire aurait disparu, les arbres aussi. Et la couleur n’aurait plus cours. Seul le suicide, en hausse sereine, afficherait une belle santé.

Engageant, non ? 

Dans la cosmogonie célinienne, les jeunes gens ne jouent pas, ils ne courent pas les filles, les soirées, les stades, ils ne squattent pas les banquettes de cafés : non, ils végètent sur un coin de canap’. Même pas pour lire, mater une série, chauffer la PS4. Surtout pas. Ils fixent obstinément un pan de rideau, un angle du mur, une mouche, une tache, peut-être un radiateur : on ne sait trop, l’objet de cette vague attention étant hors-champ. 

Au moins, personne ne pourra reprocher à la marque de verser dans le stakhanovisme, voire de pousser au burn out : oh que non ! L’idéal célinien, de fait, c’est la glande, la « morne incuriosité » – pour citer l’inusable Baudelaire1 – et l’ennui élevé au rang d’attitude.

2 | Sachez-le, la vie façon Céline, c’est AVEC sunglasses. Non-stop. H24. Quels que soient l’heure, le lieu, l’activité : aucune dérogation possible ! C’est dangereux ? On risque de se gaufrer dans tous les escaliers, escalators et tapis alentours ? On a de fortes chances de manger un bus, pleine poire, au premier carrefour mal éclairé ? On aura du mal à reconnaitre ses amis… au point de finir par ne plus en avoir ? Peu importe. 

Dans l’univers célinien, la lunette noire fait l’homme. Elle dit : « je suis trop sollicité », « tu-me-reconnais-pas-mais-je-suis-grave-connu-en-fait », « j’ai pas le temps », « mon jet est mal garé », « je-pense-à-des-trucs-t’as pas-idée », etc. Bref, Céline nous ressert la mythologie fatiguée, fatigante des lunettes noires. 

L’objet sert en effet depuis l’après-guerre. Comme le rappelle l’essayiste Franck Evrard : « Le port de lunettes noires, apparue dans le Hollywood des années 50, était censé offrir un incognito absolu en dissimulant le regard. Il n’a abouti qu’à son exact opposé : pointer la star… la divine Greta Garbo, l’insaisissable Isabelle Adjani, ou le « Bambi » effarouché (et parano) Mickael Jackson, etc. Cet usage a rapidement été détourné par le grand public, désireux de faire « comme si », de jouer à la star : les verres noirs étant devenus un totem de réussite sociale et sexuelle 2. La réclame a naturellement suivi. Et des milliers de marques, sous toutes les latitudes, dégainent les sunglasses depuis un demi-siècle. C’est dire la paresse du staff de Céline. 

3 | On ne s’en doutait pas, mais chez Céline, on sait être radical. Quelqu’un, dans l’équipe, aurait-il lu Trotski par hasard ? Serait-il apparenté à Mélenchon ou Alain Krivine ? Allez savoir… Le fait est que, pour cette campagne, l’équipe a décrété : « Hiver 2019/2020 : pas de couleurs, pas d’espaces verts. Ni fleurs, ni platanes, ni rien. Que du béton ». D’où cette série de visuels d’une folle gaîté, plantés dans des décors qui fleurent bon l’architecture stalinienne, les tours des Minguettes (Lyon) ou les barres Balzac et Debussy (La Courneuve)3. Autant dire l’urbanité maximale, celle dont rêvait Le Corbusier avec son Plan Voisin4, projet dément auquel, heureusement, Paris a échappé. 

Ironiquement, ce parti pris du « tout béton » débouche sur la posture la plus politiquement incorrecte possible en 2019, celle de clamer : « f*** la Nature ! » À l’heure où le bio, le vegan, le zéro déchet, le green s’imposent comme des vertus cardinales jusque chez Total ou Mac Do, c’est effectivement trash, culotté, voire casse-gueule. L’ont-ils fait exprès ? Pas sûr. Mais peu importe. Prendre à ce point le contre-pied de toute une époque, franchement : respect.

4 | La vie façon Céline, n’a donc rien de vert. Elle n’est pas rose non plus. Vous me direz, le noir et blanc grisouille de l’ensemble annonçait déjà la couleur : on n’est pas là pour rigoler. Et de fait, tous les visuels, par une addition de détails, tendent vers le même sens : l’austérité. Mobilier dépouillé, coupe monacale, solitude, sans oublier le béton brut et la pose hiératique, déjà évoqués plus haut. Autrement dit : le plaisir ne figure pas au programme. À moins qu’il soit tout intérieur, inaccessible aux profanes que nous sommes. 

In fine, que nous dit cette campagne ? Que Céline est une maison de luxe qui : 1) Fait l’éloge du dépouillement. 2) Invite à être élégant dans les HLM de Berlin (ou d’ailleurs). 3) Recommande de circuler dans les rues désertes incognito (mais pourquoi, s’il n’y personne ?) 4) Vend des vêtements… à porter seul. 

À ce stade de contraires et d’improbables, de pures postures, donc d’impostures, le sens se perd. Ne reste que le vide. 

 Olivier Ghis

NOTES

1 Le poète ayant ces mots dans « Spleen » :

« Rien n’égale en longueur les boiteuses journées,
Quand sous les lourds flocons des neigeuses années
L’ennui, fruit de la morne incuriosité,
Prend les proportions de l’immortalité ». 

2 dans « L’Erotique des lunettes » (Imago, 2003)

Professeur de lettres, Franck Evrard est l’auteur d’une trentaine d’essais consacrés à de curieux objets : de l’humour à la pornographie, en passant par le 13e arrondissement de Paris ou… les lunettes.

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L.A.,1950. Marilyn, McQueen, etc., en quête d’incognito : c’est l’essor des sunglasses. 

3 Rappelons que ces 3 derniers exemples – Minguettes, Balzac, Debussy – ont été rasés entre 1983 et 2015. C’est dire si les partis pris urbains de Céline ont de l’avenir !

4 Le plan Voisin est un projet pour le centre de Paris, dessiné entre 1922 et 1925 par Le Corbusier. En voici une esquisse. C’est chic, non ?

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Esquisse du Plan Voisin, 1925.

Publié dans Pub

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