Psychologue, psychanalyste, Totto Chan propose son regard de femme sur le cinéma, sur l’amour et le désir qui animent le cœur des plus grands réalisateurs. Aujourd’hui, la Maman et la Putain de Jean Eustache.
La Maman et la Putain est un film français de Jean Eustache, sorti en 1973.
Il obtient le Grand Prix spécial du jury au Festival de Cannes en 1973. Vilipendé par certains critiques, il est néanmoins considéré comme un chef-d’oeuvre du cinéma français, dans la mouvance de la Nouvelle Vague.
Aujourd’hui, le film, splendide noir et blanc, diffusé lors de l’édition 2022 du Festival de Cannes, ressort en salles, en version magnifique, restaurée sous l’égide du fils du cinéaste, en 4K (Ultra Haute Définition) par Les Films du Losange, avec le soutien du CNC.
Alexandre, incarné par l’inimitable Jean-Pierre Léaud, est un jeune intellectuel désargenté, oisif et plutôt dandy, un brin nihiliste. Après avoir quitté Gilberte, qui a renoncé à lui malgré sa tentative de reconquête, il vit à Paris chez sa maîtresse Marie. Jouée par la superbe Bernadette Laffont, Marie tient une boutique de vêtements, cuisine, et lui achète des foulards de soie.
Alexandre pratique le marivaudage, il aime tenir des propos provocants et parfois misogynes, tout en ne pouvant s’empêcher de séduire. Un jour, il échange un long regard avec une jeune femme, attablée à la terrasse du café « Les Deux Magots ». Il lui donne son numéro de téléphone, veut la revoir. Véronika, jouée par l’époustouflante Françoise Lebrun, aime faire l’amour avec les hommes et ne s’en cache pas. Elle deviendra sa maîtresse au vu et au su de Marie.
Peu à peu, la relation ambiguë entre les deux femmes évolue vers une relation amoureuse. Le triangle amoureux se resserre autour des deux femmes, puis sur Alexandre.
Ce film fleuve, d’une longueur inédite (3 heures 40) peut se regarder comme un journal intime. Les répliques des trois protagonistes sont très écrites, très littéraires. Chaque personnage joue sa partition, avec son phrasé bien particulier, propre à la Nouvelle Vague. Les textes sont presque récités, à la virgule près, comme le souhaitait Jean Eustache. Mais la magie opère très vite. En dépit de la verdeur des propos, le journal exprime une très belle histoire d’amour.
Alexandre aime deux femmes. L’une comme l’autre sont attachantes, aimantes. Marie le vouvoie, accepte ses infidélités, son côté fantasque. Véronika est une femme aux mœurs légères la nuit, alors qu’elle travaille comme infirmière à l’hôpital le jour. Véronika est séduite par Alexandre, par ses beaux discours. Elle l’écoute profondément, puis se donne à lui dans l’appartement de Marie qui s’est absentée quelques jours.
Marie est affectée par cette relation qui se noue entre Alexandre et Véronika. Oblative, elle accepte les coucheries et les orgies dans son appartement mais souffre peu à peu d’un sentiment de jalousie qu’elle peine à dissimuler. Marie se met à détester Véronika qui ne s’en émeut pas, car celle-ci la trouve très belle, au point d’en tomber amoureuse. Marie succombe à son tour. Le trio connaît l’amour charnel dans le même lit.
Alexandre, entouré de ses deux maîtresses, perd peu à peu de son verbe et de sa superbe. Le huis-clos se resserre sur lui et sur son impossibilité à choisir. Véronika décide de le maquiller. Le voilà totalement sous l’emprise des femmes, qui se lient entre elles pour le vaincre par le corps mais surtout par leur discours sur son corps.
Le film atteint à ce moment-là son point de bascule poétique. Alexandre le grand bonimenteur se laisse féminisé, vaincu par le pouvoir des femmes et leur jouissance sans limites. Ce renversement des positions donnera lieu à un magnifique et sulfureux monologue de Véronika, sur l’amour physique sans entraves, le rapport au désir et à l’attente amoureuse dans son essence féminine.
Cette histoire, qui serait au final une éloge à la jouissance féminine, tout en apportant une critique acerbe aux jugements bourgeois de l’époque sur les conduites sexuelles féminines non conventionnelles, ne laisse pas indifférent. Les cinéphiles se réjouiront des références au cinéma de la Nouvelle Vague, tant par le traitement cinématographique de l’image que par la mise en scène des personnages.
Nous pouvons citer quelques uns de ces cinéastes. Jean-Luc Godard pour le visage baigné de larmes de Nana, la prostituée dans Vivre sa Vie, Agnès Varda avec les nombreuses scènes de café, comme dans Cléo de 5 à 7. Sans oublier François Truffaut, avec son merveilleux Antoine et Colette, pour l’échange de regards comme premier contact de séduction.
Si ce film peut ne pas séduire les féministes, pour son propos en première lecture parfois malaisant sur les femmes, il exalte surtout une compréhension intime et enthousiaste de la jouissance féminine, qui recouvre pour la femme, au-delà de sa pratique sexuelle, un désir sans limites d’être singularisée, et in fine, d’être aimée.
Totto Chan
La Maman et la Putain, de Jean Eustache. En version restaurée, actuellement en salles !