Voilà 500 ans, Léonard de Vinci rendait son dernier souffle. Peintre, ingénieur, inventeur, il incarne désormais le «génie universel». Sauf qu’il ne l’était guère. Décryptage d’une mystification majeure qui ne résiste pas à l’examen des faits.
Désormais, Dieu est moins universel que De Vinci.
Le second a beau avoir servi fidèlement le premier, avec force fresques, Vierge à l’Enfant, Cène et scènes bibliques, aujourd’hui le voilà plus révéré encore, plus intouchable, plus porté aux nues que le Très Haut.
Car on peut douter de Dieu, en débattre, le nier même. Léonard ? Non. Il est devenu ce combo unique: « génie/démiurge/inventeur/virtuose/précurseur ». Point. Et c’est unanime. Pour reprendre l’expression qui revient ad libitum dans la foison d’articles, dossiers et numéros spéciaux le concernant récemment, de Vinci, c’est «l’incarnation du génie universel». Voilà.
Vous êtes donc priés d’être admiratifs. Invités à vous joindre, fascinés, extatiques, à cette grande messe vendue comme « l’événement artistique de l’année ».
Argument imparable, qui profite tant au Louvre –tenu d’écouler sa billetterie et, si possible, d’afficher fièrement une fréquentation record– qu’à une presse mal en point, qui a tout intérêt à faire mousser « l’évènement » pour doper ses ventes. À ce stade, on comprend mieux la belle unanimité qui entoure Léonard… et enterre sans cérémonie tout sens critique, tout regard personnel. Et je vous fais grâce du recul historique, de la vérification des faits… allégrement passés sous le tapis.
La paresse, ici, est sœur de l’intérêt bien compris. Et l’opportunisme, tentation endémique de tout média, sert sans discernement un marketing muséal (le Louvre, avec ses 10 millions de visiteurs annuels, doit tenir son rang face au British Museum, à la Tate Gallery, ou au Metropolitan), affuté par la globalisation, le web, le tourisme de masse, etc…
Pour échapper à ce prêt-à-penser, oublions de Vinci, sa gloire, son lustre, et prenons Léonard simplement, comme n’importe quel artiste : par son travail. Que dit-il ? Que nous apporte-t-il encore ? En quoi ses œuvres viennent-elles aujourd’hui nous remuer, nous émouvoir, changer nos vies ?
Commençons par la plus emblématique d’entre elles : La Joconde. Icône absolue de l’histoire de l’art, œuvre la plus commentée, la plus visitée au monde, et sertie d’office de la mention « chef-d’œuvre ».
Euh… Mais à quel titre, au fait ?
La Joconde, 1506
Peinte entre 1503 et 1506, voire entre 1513 et 1516, et peut-être jusqu’en 1519 (première inconnue servant la légende), c’est un portrait modeste. D’on ne sait trop qui d’ailleurs : une proche des Médicis ? Un homme travesti ? Isabelle d’Este ? L’identité du modèle a fait couler beaucoup d’encre (second mystère au service du mythe).
La théorie la plus probable restant celle de Giorgio Vasari, grand historien de la Renaissance, qui y voit une commande, jamais livrée, d’un marchand florentin. Le tableau serait le portrait de sa jeune épouse Lisa Gherardini, Mona Lisa, 25 ans, qui venait de lui donner un fils.
Et après ?
Franchement : passés les pseudo–mystères, « Qui était cette femme ? », « Était-ce un homme ? », questions à peine dignes de Closer ou Voici, et dont on se fout tout à fait, il reste quoi ? Une demoiselle un peu épaisse, posant sagement dans un drapé ocre et noir… aux vagues allures de serpillière. Flanquée, en arrière-plan, d’un décor imaginaire de montagnes accidentées, si artificiel… qu’on le croirait sorti d’un restau chinois du XXe. Pas folichon, non ?
La seule réussite de la toile, ce qui retient encore l’attention, c’est ce visage, tout en nuances : ce sfumato (1), mis au point par Léonard, qui confère au sourire de Mona Lisa cette note ambiguë. Et donne à son regard une lueur insaisissable : elle semble nous suivre des yeux.
Alors, nul doute qu’elle soit troublante cette Joconde, qu’elle intrigue, qu’elle ait une certaine présence. Et après ? Elle ne laisse pas subjugué, coi, interdit ou transi d’extase. Bref, nous sommes loin du « chef–d’œuvre ».
Si l’on sortait la toile de son cadre VIP pour la déplacer de quelques allées, comme un tableau parmi d’autres, je doute que les visiteurs y prêteraient une attention particulière : sa composition est banale, son thème des plus communs. Et pour apprécier le sfumato, il faut s’arrêter. La Joconde se noierait donc dans la masse des portraits du Louvre.
La remarque vaut pour une bonne part de l’œuvre peinte du maître. Œuvre peu abondante, une trentaine de toiles, où l’on trouve quelques portraits (le « Portrait de femme, dit La Belle Ferronnière ») et, pour l’essentiel, des scènes religieuses, figures, quasi-imposées à l’époque (« La Vierge aux Rochers », « Sainte Anne », « Saint Jean-Baptiste »…).
On comprend, évidemment, que les innovations de Léonard, sfumato, primauté de la perspective (2), aient pu laisser admiratifs ses contemporains. Mais force est de reconnaître qu’aujourd’hui, elles nous indiffèrent. Cinq siècles d’art sont passés par là. De l’impressionnisme au cubisme, du cinéma à la photographie.
Notre œil s’est affuté. Il est plus malaisé de le séduire. Et par ailleurs, nos mémoires sont saturées d’œuvres religieuses, qui occupent une place non négligeable dans la plupart des musées d’Europe où l’on met les pieds.
Alors La Vierge de Léonard, sanctifiée sous sa grotte de fantaisie, mouais…. Sainte Anne, affectueusement tendue vers Jésus, dans un décor de carton-pâte, pffff… Saint Jean–Baptiste, le doigt tendu vers le ciel, bof, bof, bof… Soyons clairs : on s’en fout… Et ce, sans irrespect, sans dédain. La maîtrise de Léonard est indéniable. Son talent irréfutable… mais désormais sans effet.
La Vierge, Jésus et Sainte Anne, 1513 Saint Jean-Baptiste, 1516
Car cette imagerie d’un temps éteint, celle d’une Renaissance toute pétrie de foi chrétienne, ne nous parle plus. Les histoires, la symbolique qu’elle convoque ne nous touchent guère. On aimerait bien. Mais non. On est de bonne volonté pourtant : on s’est déplacé, on a fait la queue, arpenté les couloirs. Et nous voilà devant ces cadres, estampillés «chefs-d’œuvre». Et… rien. Une espèce de désuétude s’est emparée des toiles. Leur force s’est dissoute dans le temps. Et le talent de Léonard n’y peut rien. Il n’est pas de taille. Ou plutôt, pas toujours.
Certaines œuvres, en effet, par un détail, leur composition, leur lumière, nous saisissent encore par le col :
-L’Annonciation, où l’ange Gabriel vient saluer la Vierge, un lys blanc à la main (le lys étant le symbole de la pureté de Marie), frappe encore par sa majesté. Son format, comme un « cinémascope » avant l’heure, et sa composition donnant à la scène à la fois son ampleur et son intimité…
L’Annonciation, 1480
–Bacchus, assis dans un paysage idyllique, corps offert et regard tentateur, n’a rien perdu de son trouble initial, laissant dans l’air une étrange suavité…
Bacchus, 1510
–La Belle Ferronnière (3), peinte de trois quarts, tournée vers le spectateur, avec ce regard fuyant, chargé d’une dureté indicible… s’avère, à mon humble avis, bien plus captivante que La Joconde.
La Belle Ferronnière, 1490
Détail essentiel : ces deux dernières toiles sont attribuées non pas au maître… mais à « Léonard de Vinci et à son atelier ». Sous-entendu : la part des disciples dans l’élaboration des œuvres est loin d’être négligeable.
Voilà qui relativise pour le moins le « génie universel » de Léonard, non ?
Umberto Ecco (4) rappelle justement que de Vinci était : « Un piètre technicien de la peinture. Certaines de ses œuvres, comme la Bataille d’Anghiari, au Palazzo Vecchio, sont devenues méconnaissables parce qu’il maitrisait mal la chimie des couleurs. Si la Cène est aujourd’hui dans un état pitoyable, c’est que Léonard avait l’habitude de créer des mélanges inédits de détrempe qui se sont révélés instables. »
Au-delà de la peinture, le fameux « esprit visionnaire » de Léonard, son apport aux sciences, à l’anatomie, l’ingénierie, etc…, méritent eux aussi d’être révisés. Dès le début du XXe siècle, le chimiste français Marcellin Berthelot s’était élevé contre cette idéalisation. Critiques que viendront étayer, après-guerre, les travaux de l’historien des techniques Bertrand Gille. Car, de fait, nombre de machines considérées comme iconiques du génie de Léonard ont, en réalité, été conçues par des prédécesseurs.
Pascal Brioist, historien des sciences (5), précise ainsi que : « Le fameux parachute dessiné par de Vinci, vers 1485, avait déjà été dessiné par un anonyme siennois quelque dix ans plus tôt. La scie hydraulique, souvent présentée comme emblématique de l’inventivité de Léonard, avait déjà été dessinée peu auparavant par un siennois, Francesco di Giorgio (1439-1502), et un siècle plus tôt, par un autre Siennois très inventif, Taccola (1382-1458) ».
En réalité, la liste des emprunts de Léonard est donc considérable. Et nombre de machines du Codex Atlanticus, traditionnellement exhibées dans de grands musées pour nous convaincre de son génie, figurent déjà chez Brunelleschi, Taccola ou di Giorgio.
Et Pascal Brioist d’enfoncer le clou, non sans ironie : « Le char d’assaut, les mitrailleuses, les orgues d’artillerie sont autant d’inventions que de Vinci a recopiées chez d’autres. Même s’il y apporte ses propres innovations. Certaines d’entre elles laissent pourtant perplexe : dans son char d’assaut, par exemple, le système d’engrenage est dessiné à l’envers – ce qui bloquerait le véhicule. Et la façon dont les canons sont portés risquerait d’asphyxier l’équipage ! ».
Projet pour un char à faux, 1485
Vous avez dit « génie polymorphe » ? Plutôt à mi-temps, rarement le dimanche et jamais les jours fériés, alors ! Mais est-ce bien grave ?
Oui, Léonard était inégal, dispersé, touche à tout. Oui, il a davantage été ungrand bricoleur, un curieux insatiable, qu’un inventeur proprement dit. Et oui, s’il a sans conteste entrevu, anticipé, des possibilités techniques… ses dessins étaient pour l’essentiel impraticables.
Et tant mieux. Je préfère De Vinci, le vrai, avec son talent et ses impasses, ses intuitions et ses emprunts, sa virtuosité et ses projets inachevés (ils sont légions), qu’une mystification aussi mercantile que toxique.
Car ériger Léonard en « génie universel », occulter ses faiblesses, ses errements, c’est en faire un modèle inatteignable. Forcément décourageant. Et je préfère que nos artistes en herbe, nos gosses les plus curieux, nos gamines les plus inventives voient en lui une inspiration… plutôt qu’un épouvantail.
Olivier Ghis
NOTES
1 – Léonard de Vinci entendait restituer au plus près la manière dont notre œil perçoit les formes. « Ne sépare pas d’un trait foncé la figure de son arrière-plan », préconise-t-il. Et pour ce faire, l’artiste va développer une technique inconnue jusque-là : le sfumato. Un effet vaporeux donnant au sujet des contours imprécis, obtenu grâce à une superposition de glacis ultrafins ! Voilà pourquoi le visage de La Joconde paraît si doux…
2 – Pour Léonard de Vinci, « la perspective doit être mise au premier rang de toutes les sciences et disciplines humaines, car elle couronne tant les mathématiques que les sciences naturelles. » Il en distingue trois types : la perspective linéaire, soucieuse de la juste diminution des choses à mesure qu’elles s’éloignent de l’œil. La perspective des couleurs qui altère celles-ci, là encore, en fonction de leur éloignement. Et toujours selon le même principe, la perspective d’effacement, qui rend les choses moins nettes proportionnellement à leurs distances.
3 – Baptisée ainsi en raison de la chaîne, ornée d’un joyau que le modèle porte sur le front, communément appelée : ferronnière.
4 – In L’Histoire, n° 299, juin 2005.
5 – Pascal Brioist, historien des sciences, professeur à l’université François Rabelais de Tours, auteur des Audaces de Léonard de Vinci (Stock).
INFOS PRATIQUES
Léonard de Vinci, au musée du Louvre, hall Napoléon, à Paris, jusqu’au 24 février 2020.
Attention, réservation obligatoire : www.ticketlouvre.fr