Avec Veillée de Famille, au théâtre du Rond-Point, Gilles Gaston-Dreyfus taille dans le vif et dissèque le vivant. Une pièce incisive et drôlement féroce.
Un dimanche soir sur la terre. Une vieille cuisine avec son plafonnier à la lueur de carême et son frigo en berne. Réunis autour de la table en formica, deux frères et leur soeur. Posé au centre, un babyphone qui tousse, qui crache, qui râle. Leur mère. Dans sa chambre, au bout du couloir, elle vit ses derniers instants. Plus tout à fait vivante, pas encore morte. À l’entre-deux rives du fleuve. C’est interminable. Ce soir, peut-être. Ou demain. Qui peut savoir ? Alors, ils veillent.
Ailleurs, les échanges auraient sans doute l’amabilité feutrée de prendre des patins. Ne parlons de rien, de peur d’avoir tout à nous dire. Chez eux, les souvenirs ont le goût amer des colères recuites. Leurs non-dits, qui n’en peuvent plus d’avoir été si longtemps étouffés, se foutent des convenances, sortent de leur lit et déboulent sans prévenir.
Ça griffe, ça mord, ça gifle. Il y a du lourd derrière l’anodin. De l’enfoui sous l’anecdote. Elles démangent encore méchamment les vieilles cicatrices. C’est parfois sacrément virulent, douloureusement urticant, une enfance qui remonte à la surface. C’est comme ça qu’il raconte, Gilles Gaston-Dreyfus. Et c’est drôle, souvent. L’auteur est lucide mais il garde l’élégance de ne pas céder à la facilité du cynisme désespéré.
« C’est féroce comme nous le sommes. On est très féroces. Je ne pense pas que l’Homme soit gentil. L’Homme est méchant. Si on le laisse faire, c’est une catastrophe. Il faut bien quelques règles pour le tenir (sourire).
Non, je ne suis pas fâché avec la famille (sourire)… absolument pas. Au contraire, je suis très famille.
Mais quand j’écris, ce qui m’intéresse, c’est l’intimité. Je travaille sur ma propre intimité. Avec cette idée à deux balles qu’on part du singulier pour arriver au général. Plus on est dans sa propre histoire, plus on va toucher tout le monde. Puisque on est tous uniques mais tous du même moule. On a les mêmes colères, les mêmes fêlures, les mêmes fissures.
Après, il y a une façon de les exprimer. On les exprime ou pas. Moi, je les exprime comme ça. Au plus vrai. À ma manière évidemment et en espérant que chacun y trouve sa part.
Bien-sûr que je les observe beaucoup mes contemporains. J’adore ça, le métro, les cafés. J’adore me promener, regarder. Il faut même que je fasse attention parce que ça m’est arrivé plusieurs fois d’être à la limite de me faire casser la gueule parce que je regardais trop longtemps quelqu’un, une femme ou un homme… il m’est arrivé des histoires (sourire) ! Maintenant, je regarde mais un peu à la dérobée, je fais gaffe. Avant, je fixais les gens (rires) !
C’est le métier qui veut ça. On prend l’habitude de ça. On cherche. Là pour la famille, je n’avais pas besoin d’aller très loin, j’ai observé la mienne. On est quatre, pas trois, ce qui fait une distance… voilà, pour que tout le monde le prenne bien (rires). Et après, j’ai mélangé tout ça à ma sauce. »
On se retrouve dans cette cuisine. On le reconnaît ce désarroi qui précède le grand départ annoncé d’un être cher. Elles sont dépeintes avec justesse ces discussions dérisoires qui masquent comme elles peuvent l’angoisse de la douleur imminente. Elles ne sont pas éludées les petites lâchetés auxquelles on consent pour ne pas avoir à regarder en face une vie qui s’achève. Mais ici, singulièrement, la dérobade offre parfois de rire et danser. Sourions puisque c’est grave.
©Jean-Marie Marion
Après Mon Ami, Louis en 2013 et Couple en 2015, Veillée de Famille est la troisième pièce de Gilles Gaston-Dreyfus. Les trois ont été créées au théâtre du Rond-Point. Le comédien, qu’on a souvent vu chez Nicolas Boukhrief comme chez Albert Dupontel ou Édouard Baer, est un auteur tout aussi fidèle à ce fabuleux passeur, cet infatigable semeur, qu’est Jean-Michel Ribes.
« Quand je vois ce qu’il a fait de ce théâtre, c’est absolument extraordinaire ! Et la confiance qu’il a eue en moi, c’est fou. C’est grâce à lui que je joue là, et oui c’est grâce à lui que mon écriture s’est transformée ! Je lui dois énormément. Le regard qu’il porte sur mon travail comme sur celui des autres, sa délicatesse, ses encouragements, c’est unique !
Jean-Michel Ribes va vous laisser filer et en même temps, il va savoir vous dire la chose juste pour vous aider ou vous recadrer. Il va vous inspirer et parfois vous mettre en garde pour vous éviter de vous perdre… et ce qu’il a fait de ce lieu, c’est historique !
De toute façon, la phrase qu’on entend le plus dans ce métier, quand quelqu’un a une pièce et qu’elle est un peu bizarre, c’est : « Ah, ça c’est bon pour le Rond-Point (rires) ! » Parce que c’est devenu un lieu qui offre leur chance à plein de gens !
En plus, c’est ici qu’on trouve la plus belle librairie théâtrale de Paris, il y a ce restaurant qui est un lieu de rencontres, de convivialité… ce théâtre, particulièrement lui, est exceptionnel ! »
On lui en souhaite d’autres encore, mais le Rond-Point est l’écrin qu’il fallait à Gilles Gaston-Dreyfus. Son théâtre n’est ni facile ni aride. Il est simplement et intimement pétri de cette humanité dont nous sommes faits. Un théâtre à hauteur d’homme qui se moque pas mal d’être lyrique et qui pourtant nous touche et nous bouscule.
C’est âpre et tendre, doux et cruel. C’est la mort qui passe et la vie qui veut regarder ailleurs. Une tragédie. Une farce. Celle de cette soeur et de ses deux frères. La leur. La nôtre aussi.
O.D
Veillée de Famille, une pièce de Gilles Gaston-Dreyfus.
Avec : Dominique Reymond, Stéphane Roger et la voix de Claude Perron
au Théâtre du Rond-Point, jusqu’au 7 avril
(À noter que dimanche 24 mars, la librairie du Rond Point/Actes Sud propose à l’issue de la représentation une rencontre-dédicaces avec Gilles Gaston-Dreyfus.)