Auteur et parolier, Francis Basset connaît la musique et au minimum toutes les chansons. Ses souvenirs, ses humeurs. Bonheur pur Collector !
Gibson 335TD
Quand j’étais ado et que je traînais, insatisfait, mélancolique, envieux, ronchonnant pour des riens, mes parents me disaient en gimmick : « Tu ne connais pas ton bonheur ! » Je ne voyais pas ce qu’ils voulaient dire. Ou si, je voyais, ils m’offraient leur amour, le gîte et le couvert, des études…Mais c’était pas ça le bonheur pour moi. Il n’était pas dans le nécessaire mais dans le luxe, le superflu.
Je voulais une guitare Gibson. La 335 TD, la rouge avec vibrato, comme celle d’Alvin Lee dans Woodstock. Mais ils ne pouvaient pas me l’offrir. Je l’ai eue quand même. J’ai joué aux courses avec mon voisin et j’ai gagné de quoi me l’offrir sans avoir à trimer dans un job pourri pendant toutes mes vacances. D’où mon virus des courses. Avec un tel coup d’essai !
Mais c’était toujours pas ça mon bonheur. J’avais juste étanché une soif. Je ne le connaissais toujours pas. Et puis tu es arrivée dans ma vie. Ça y était ! Je le connaissais. Mais je ne savais pas que c’était lui. Une connaissance n’est pas un savoir. Il m’a fallu des joies, des souffrances et des déchirements pour qu’il se révèle peu à peu, comme une photo Polaroïd.
C’est tout sauf béat Le Bonheur. C’est pas un massage thaïlandais. Il jouxte toujours le malheur. Comme les villas de milliardaires jouxtent les favelas au Brésil. Mais c’est de là qu’il tire sa grandeur, sa noblesse, son unicité. Je sais donc que c’est toi mon bonheur, mon amour. Je le connais. Il est beau, grand, âpre, tendre, sauvage.
Un soir d’été, quand tout sera calme et serein, j’irai dans le cimetière de ce petit village en bord de Seine où sont enterrés mes parents. Et après avoir disposé un gros bouquet de fleurs sur leur tombe, je leur dirai: « Vous aviez raison. Je ne connaissais pas mon bonheur. Et vous m’avez mis au monde pour que je le connaisse. C’est fait. Soyez en paix. »
A ce moment-là, un chat noir surgi de nulle part viendra se frotter sur mes fleurs en me fixant de ses grands yeux jaunes et je lui dirai: « Trop tard pour me porter la scoumoune, mon pote. »
Eclipse solaire
J’avais un pote, Max, un peu brocanteur, un peu mac, un peu restaurateur et éleveur de chiens de berger, fantasque et imprévisible, avec le langage et le code d’honneur des voyous des années soixante. Il nous adorait Franck (Langolff-ndlr) et moi et aurait tué pour nous. Il avait d’ailleurs failli me le prouver un jour où je lui avais avoué que je ne m’en sortais pas avec un usurier du Marais. Il voulait absolument savoir où il pouvait le trouver. Pourquoi? Pour rien, il m’a dit. Je vais juste lui passer une bastos dans le chignon.
Il l’aurait fait. Y’a un ton et une attitude qui ne trompent pas. Et surtout un intense degré d’amitié qui le motivait pour commettre l’irréparable.
Un jour d’été, il arrive en bas de chez moi. Je l’entends me héler de la rue. « Ho Francis ! C’est Max ! »
Je me mets à la fenêtre. Il était debout à sa bagnole, portière ouverte. Il avait attaché des meubles sur la galerie.
– « Qu’est-ce tu fous?
– Ben, je bosse, j’ai dit.
– Viens, on va bouffer ! »
C’était sans appel. Ça faisait cinq ans que je ne l’avais pas vu. Il était midi cinq et une éclipse solaire était prévue pour midi dix. Je descends. Il me serre la main et me donne une forte bourrade. Pas de bise. À l’ancienne.
Je m’installe dans sa bagnole de bric et de broc et je pars en arrière en m’adossant.
-« Ouais fais gaffe le dossier est naze. On se fait un chinois? »
– Ok. »
Il démarre. Je me tiens au tableau de bord.
– « Tu sais pas ce qu’il m’a fait cet enculé de Véniani ? » ( Véniani était batteur dans un de mes groupes et trafiquait avec l’Espagne quand on jouait dans le sud. Max était souvent « en affaire »avec lui)
A ce moment-là, l’éclipse se produit, noir total. Max met les phares comme si c’était naturel à midi dix en été.
– « Je lui brûle ses deux pizzerias pour qu’il touche l’assurance, je lui demande cinq cents sacs parce que j’étais un peu pendu et tu sais pas c’qui m’dit cette crevure?
– Qu’il peut pas?
– Non. J’t’aurais bien dit oui, il me dit. J’t’aurais bien dit oui mais non. »
A ce moment-là, le soleil revient et Max coupe les phares aussi naturellement qu’il les avait mis. Il stoppe devant un restau chinois sur une place livraisons avec sa guimbarde chargée à bloc.
–« T’es sûr, ça te dérange pas de bouffer chinetoque ? »
Voilà. Une des « bandes-annonces » de Max. En cinq minutes, tout était dit ou presque. Lui aussi m’a quitté. Je commence à me sentir bien seul…
Jeune d’esprit
Y’a un truc pour rester jeune d’esprit. Ou tout simplement pour être toléré dans la jeunosphère : ne jamais faire référence à son expérience du beau et du bon. Par exemple une jeune nana m’a dit un jour : « J’ai mangé une crêpe chez Justin, c’est une tuerie !! » Surtout pas relever l’excès ou dire : « Ah bon, c’est une tuerie ? Et les frères Troisgros et Alain Ducasse, c’est quoi alors ? Un génocide ? Une extermination ? »
Pour la musique pareil.
Il faut s’extasier devant une pétasse qui trémole ou apogiature dans les suraigus comme 800 autres dans le genre et ne pas évoquer Nina Simone ou Ella Fitzgerald. Voire Billie Holliday. Et quand un apprenti guitareux vient vous dire que le guitariste de Sue sue blue bag et les Finger ass, c’est la pointure absolue, surtout aucune allusion aux Jimmy, Page ou Hendrix. Approuver seulement. Voire même demander à écouter les disques.
Ainsi, on reste un Dorian Gray de plain pied dans son époque et pour un bon bout de temps.
Francis Basset