Avec « Jean Moulin », Jean-Marie Besset signe l’oeuvre de sa vie et replace le martyr de la résistance dans sa dimension d’homme. Une grande histoire pour du grand théâtre.
« Aujourd’hui, que savons-nous vraiment de lui ? Qu’avons-nous retenu ? » Au soir d’une représentation de Jean Moulin au théâtre Déjazet, Jean-Marie Besset s’interroge. Lui qui, en quatre actes, vient de nous donner à partager jusqu’à l’intime du grand homme, faisant de nous les témoins de l’Histoire, se pose la question essentielle qui l’a habité des années durant.
Comme l’a hanté cette fameuse rencontre à Carlton Gardens à Londres, un jour de l’automne 1941, entre Moulin et De Gaulle qui allait sceller le destin de la France Libre. Ce que se sont dit les deux hommes, nul ne le sait vraiment avec exactitude. Jean-Marie Besset l’a imaginé. Mais son talent d’auteur nous laisse à penser que la fiction est au moins aussi forte que la réalité a pu l’être.
Il faut le vivre ce face-à-face entre Moulin, ardemment républicain, et De Gaulle, pour qui la République n’est qu’une « brave fille de 150 ans ». Dans ce dialogue intense que vont nouer le haut-fonctionnaire déchu qui se revendique de la Révolution et le général sans armée qui se réclame d’une Histoire dont le récit s’ouvre et s’écrit avec l’épée de Charlemagne, les mots de Besset savent singulièrement se hisser à la hauteur du roman national. On ne revient pas indemne du voyage auquel il nous invite.
Un voyage à travers le temps qui s’ouvre sur Paris en juin 40, ville ouverte à qui veut la prendre, capitale d’une France que ses élites ont désertées, devenue « carcasse sur un étal de boucher« , et s’achève sur ce quai de la gare de Metz en juillet 43 où le supplice de Moulin prend fin. Trois ans d’une trajectoire héroïque jusqu’au sacrifice suprême nous sont ainsi racontés. Et c’est toute la force du théâtre de Jean-Marie Besset, on y est.
Avec Jean Moulin, encore jeune préfet d’Eure-et-Loire, on attend debout la venue de l’occupant dans la cour de la préfecture de Chartres. Parce qu’il refuse de cautionner l’accusation fallacieuse que les Allemands portent contre des tirailleurs sénégalais de l’armée française, il endure les premiers coups et se taillade la gorge. Quelques mois plus tard, révoqué par Vichy, il choisit de dire non et entre dans la clandestinité sous le nom de Joseph Mercier. Ses peurs, ses joies, ses doutes et ses convictions, sa force et sa fragilité deviennent alors les nôtres. Parce qu’avant de devenir un destin, Moulin est un homme. Et que c’est précisément cet homme que Besset nous dépeint. Dans la complexité de ses nuances comme dans l’absolu de son irrédentisme.
Un homme qu’on découvre entouré des rares femmes de sa vie. Sa soeur aimée, Laure. Sa bonne amie, Antoinette Sachs, qui lui reproche à raison la passivité de la Résistance face aux trains qui mènent les Juifs vers les camps de la mort alors qu’elle sait en revanche se montrer particulièrement offensive lorsqu’il s’agit de saboter l’acheminement en Allemagne des jeunes Français du STO. Un homme et les mille combats qu’il dût mener pour unifier les armées de l’ombre et poser une à une les bases du Conseil National de la Résistance. On mesure ici à quel point l’Histoire ne tient au fond qu’à peu de choses pour ne pas dire à quelques uns seulement. Enfin, un homme face à son bourreau, Barbie le boucher de Lyon, fanatique jusqu’à l’hystérie.
De cette séquence historique, magnifique et tragique, Jean-Marie Besset a su tirer un authentique et grand moment de théâtre. Sans doute aussi parce qu’il l’a regardée dans les yeux, sans se laisser intimider par ses figures, illustres ou sinistres, s’efforçant d’écrire au plus près, au plus juste, à hauteur d’homme et à coeur touchant. La mise en scène, remarquable, de Régis Martin-Dronos replace en outre dans son urgence fiévreuse un récit certes rigoureux mais qui aurait pu se perdre dans les infinies méandres de l’exacte exactitude. Les scènes qui se succèdent n’en sont que plus haletantes et poignantes. Quant aux comédiennes et comédiens, ils ne donnent pas l’impression de jouer mais d’être.
Ce Jean Moulin, pour ne pas oublier son sacrifice et à travers le sien celui des innombrables ? Certainement. Pour que continue de brûler la flamme du souvenir ? Évidemment. Mais surtout, pour que sa lueur nous éclaire. « Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde » a un jour écrit Bertolt Brecht.
En sortant l’autre soir de Déjazet, on s’est aussi souvenu des mots de Malraux lorsque les cendres de Moulin vinrent reposer au Panthéon: « Aujourd’hui, jeunesse, puisses-tu penser à cet homme comme tu aurais approché tes mains de sa pauvre face informe du dernier jour, de ses lèvres qui n’avaient pas parlé. Ce jour-là, elle était le visage de la France. »
O.D
Jean Moulin, une fiction historique de Jean-Marie Besset, mise en scène par Régis Martin-Dronos.
Avec Laurent Charpentier, Stéphane Dausse, Loulou Hanssen, Laure Portier, Sébastien Rajon, Sophie Tellier et Gonzague Van Bervesselès.
Jusqu’au 15 novembre, du lundi au samedi à 20h30, au théâtre Déjazet