Quand on aime ce qu’on a vu, on a raison de l’écrire. Nicolas Briançon ne l’a que trop bien compris. Le comédien et metteur en scène partage ici les joies que le Théâtre lui offre de vivre. Et ses bonheurs font les vôtres.
Je fais un métier merveilleux. Un métier qu’on commence à aimer sans en rien connaître. Et qu’on finit par adorer sans en avoir rien compris.
Lorsqu’on découvre sa réalité, on comprend qu’elle est l’exact contraire de ce qu’on imaginait… On part pour embrasser des filles à la sortie des théâtres, on termine seul dans une chambre à essayer d’apprendre son texte.
C’est le premier tournant: soit la réalité vous parait plus belle que l’illusion et il convient de persévérer, soit elle vous décourage et il n’y a pas de honte à faire « autre chose »…
Bref, une fois encore, il s’agit d’aller vers le réel. Le but d’une vie dans le fond. On part pour une illusion et on s’accroche, ou pas, à une réalité bien plus complexe.
Dans tous les cas, on commence à l’aimer, ce métier, comme spectateur. Et il y a dans le fond dans chaque comédien un spectateur qui sommeille. Prêt à s’enthousiasmer pour le travail des autres. Même si cette disposition d’esprit a tendance à s’évanouir avec le temps. Le « moi » prenant de plus en plus de place, il y a un risque à ne plus se considérer que comme l’élément central. À ne plus voir les autres que comme des concurrents ou des rivaux. Bref, à s’aigrir gentiment en pensant à tout ce qu’on n’a pas fait et qu’on aurait mérité de faire.
J’en connais un certain nombre qui n’ont pas mis les pieds dans un théâtre pour voir les spectacles des autres depuis… leurs débuts. Et très étrangement, c’est parfois dans les carrières les plus brillantes, les plus en vues, qu’on découvre les jalousies les plus féroces. Le succès ne guérit de rien. Et surtout pas de soi-même.
J’ai eu la chance de recevoir beaucoup de comédiens et de metteurs en scène lorsque j’ai dirigé (seize ans quand même) le Festival d’Anjou. Les plus gentils ne sont pas forcément les plus célèbres. Les plus envieux ne sont pas toujours ceux qui ont moins réussi. Aucune règle.
Certains lisent les papiers, de préférence les mauvais, qui parlent de ceux qu’ils envisagent comme des adversaires. Ils orgasment sur un papier qu’ils condamneraient sans retenue s’ils en étaient les victimes. Mais ils prendront un air de Jésuite pré-pubère (ouh, ça brule !) pour vous réconforter en vous croisant dans la vraie vie. Bref. Je pense souvent à ce mot de Jules Renard: « Le succès des autres me gêne mais beaucoup moins que s’il était mérité. »
Mais on peut éprouver un plaisir fou à voir les spectacle des autres. C’est mon cas. Alors, bien sûr, il y a des choses que je n’aime pas, et qui sont parfois aimées du grand public. Ça n’est pas grave. Notre avis n’est pas si important. Mais parler de ce qu’on aime, c’est joyeux. C’est positif.
Alors, je parlerai ici, de temps en temps, de spectacles, de comédiens, de théâtres. De ce qui participe à notre métier et que j’aime. Laissons le reste. Nos dégoûts ne sont pas très interessants.
Par exemple l’autre soir, j’ai été voir Jean-Pierre Bouvier dans Amour Amère de Neil Labute. Je ne sais pas si c’est une grande pièce et je m’en moque. Je ne sais pas si j’aimerai ce texte en le lisant. Peut-être, sans doute, serais-je passé à côté. Sans doute, peut-être, ne l’aurais-je pas terminé. Eh bien j’aurais eu tort. Parce que par la grâce d’un acteur, j’ai été happé par ce monologue et cette situation. Par ce personnage, transmis, légué par un comédien hors du commun.
Il y a ce début déjà : « C’est difficile à chasser. Les habitudes, je veux dire … Et peu importe à quoi on est accroc… » Et immédiatement, il nous emmène avec lui. Il nous met dedans. Nous plonge au coeur même de la vie. De la palpitation de ce texte. Le théâtre ça démarre tout de suite ou ça ne démarre jamais.
Il est là… Fumant sa cigarette qu’il n’allumera jamais en vrai… Et pourtant, il nous fait croire constamment qu’il fume. Et tout est dit peut-être de la force de l’illusion qu’il arrive à créer. Tout est dit de la force du theatre. On pense au fameux « forêt » écrit sur un panneau à la joyeuse époque du théâtre élizabéthain. Jamais vraisemblable et pourtant tout le temps vrai !
Une cigarette qu’il n’allumera jamais et c’est la fumée qu’on arrive presque à sentir dans la salle. Quelques fleurs rouges jetées sur un tapis noir et c’est la présence charnelle d’une femme qui émerge. Une photo dont on ne distingue rien et c’est un monde qui apparait … Et le miracle se déclenche. Ce qui est fascinant chez Bouvier, c’est la façon avec laquelle il arrive à créer du présent. On se dit que tout se déroule devant nous pour la première fois. Que ça n’est jamais arrivé avant. Que ça ne se passera plus jamais après.
Sentiment d’être en tête à tête. Privilégié. Dans la confidence. Et jamais « installé ». Jamais redondant dans ses états, ses sentiments. Ça avance. comme un grand morceau de jazz… Stan Getz… Je pensais à ça hier, assis sur les sièges de ce petit théâtre … Un jazzman… Libre. Faisant constamment oublier sa technique. Dans la réinvention permanente de son texte. Et à l’écoute constante du frémissement, de la salle.
Seul en scène, et jamais seul pourtant, parce que relié en permanence à lui-même bien sûr, mais à la salle, aux autres. À tous ceux aussi qui passent dans ce texte et dont je peux dire que je les ai vus hier, tant l’imaginaire du comédien devenait le mien.
Jean-Pierre Bouvier est un immense, immense comédien. À Londres ou à New-York, où on aime les acteurs, il serait une star acclamée. À Paris, où il arrive parfois qu’on confonde une mule et un pur-sang, on adore s’extasier sur ceux qui ne savent pas. C’est plus chic et on a l’air tellement original. Et puis, il y a l’idéologie. Les idéologies, devrais-je dire. Tout joue. Votre positionnement politique, votre avis sur le wokisme, votre provenance, votre sexualité… Bref, tout sauf l’essentiel. » Ça, c’est Paris ! (deux coups de cymbales ) Pariiiiiis, reineuuuu du monde !! »
Jean-Pierre Bouvier, dont je ne connais les opinions sur rien, ne s’est jamais prononcé sur ces sujets. À ma connaissance du moins. Voilà qui doit le rendre extrêmement suspect ! On en a vu disparaitre pour moins que ça !
Mais il est pour moi un exemple de ce qui se fait de mieux dans notre métier. Une humilité absolue, une modestie totale, une réflexion sur son art permanente, un talent vrai et sans esbroufe.
Si les castings français faisaient leur boulot, plutôt que de donner des stages où ils se font payer pour croiser des acteurs (naïvement, je pensais que c’était leur métier d’aller à la rencontre des comédiens, je suis tellement naïf… à mon âge, pourtant…), et de s’accrocher à la même liste des 30 comédiens qu’on finit par voir dans à peu près tout et à ne plus considérer dans rien, ils iraient au théâtre voir Jean-Pierre Bouvier par exemple. Et ils en seraient drôlement heureux.
« Ouais… mais bonnnn… le théâtre… » Le snobisme c’est amusant, mais ce que ça peut rendre con, parfois.
On croise les doigts pour que les Molières le nomment et le récompensent. La justice ! Pour une fois !
Nicolas Briançon
« Amour Amère » de Neil Labute, mis en scène et interprété par Jean-Pierre Bouvier. Adaptation de Dominique Piat. Lumières de Joffrey Kles et Patricia Garcia. Décor de Gérald Galliano. Une production Marilu. Récemment à la Comédie Bastille et prochainement en tournée.
(Photos de Bruno Perroud)