Auteur et parolier, Francis Basset connaît la musique et au minimum toutes les chansons. Ses souvenirs, ses humeurs. Bonheur pur Collector !
Mon Mec à Noix
Patricia voulait un blues. Avec son manager elle est venue nous trouver Langolff et moi, dans sa maison près de Rouen dont une grande partie était aménagée en studio d’enregistrement. On travaillait sur l’album de Franck Y’a Quelqu’Un ?, produit par Max Amphoux ( Bashung-Gaby, Bibie-Tout Doucement, Enzo Enzo-Quelqu’un de Bien, parmi ses plus grandes réussites). Encore un qui me manque. Un grand. Un XXL. Un grand frère qui m’a appris le métier couteau entre les dents et baïonnette au canon.
Donc Patricia arrive alors qu’on était en plein dans Où il est ce Bled ?, un titre pour le moins étrange qui commençait par un bruit d’essuie-glaces parce que la chanson racontait l’histoire d’un mec invité par sa nana à venir la rejoindre dans un bled paumé après une fâcherie sévère. Il fait nuit et il pleut et le mec est paumé aussi, et y’a pas encore le GPS.
Dans les couplets, Franck énonce le nom des patelins en parlé-chanté comme s’il cherchait sa route, comme David Vincent. Et sur le refrain, exaspéré de ne pas trouver la bonne direction , il hurle : « Où il est ce bled ?! » sur une rythmique dantesque et un gimmick de guitare dans les aigus à faire saigner les oreilles les moins hémophiles. Patricia était effarée. Elle ne voulait qu’un blues de nous. Un enfant, un enfant de nous, sans être mariés, un petit bébé, comme chantait Sardou.
Elle écoutait néanmoins mais se demandait ce qu’elle foutait là avec ces deux barjots. On finit par s’interesser à son cas et Franck lui dégaine un blues de ses D.A.T. Elle adore. Langolff se tourne alors vers moi et me dit: « T’as une idée de texte ? » « Oui » , je dis. Je dis toujours oui d’abord et l’idée arrive dans la foulée. Je me tourne vers Patricia : « C’est une nana, elle est tellement amoureuse de son mec qu’elle nie toute modernité du monde. Elle se voit comme la première femme avec le premier homme au jardin de l’Eden. » « Le jardin de l’Eden… mais qu’est-ce que c’est ? » , elle balbutie.
En fait, j’ai compris sa réaction. C’était une réaction de surprise qui ressemblait à cette scène de Y’a t-il un Pilote dans l’Avion ?, quand l’avion sans pilote est en perdition et que l’hôtesse va trouver un type censé déjà avoir maintes fois piloté. « On vous demande dans le cockpit » , elle lui dit. Et le mec s’écrie : « Le cockpit, mais qu’est-ce que c’est ? » « C’est cette petite boîte à l’avant de l’avion où y’a toutes les commandes de l’appareil. »
Bien sûr avec son « qu’est-ce que c’est ? » le mec voulait dire « Qu’est-ce qui se passe ? » et toute la drôlerie était là-dedans. La réaction de Patricia était un peu dans ce genre-là. Elle ne sentait pas trop le jardin de l’Eden pour son blues. N’empêche que son manager m’a pris à part et m’a dit : « Ne lui fais pas un truc trop compliqué, plutôt quelque chose dans le rapport amoureux homme-femme tu vois ? » . Je voyais très bien. Et surtout les droits d’auteur.
J’ai donc écrit l’histoire d’une nana qui partage en copains un appart avec un mec. Mais un soir de blues, elle lui demande de déroger. Fais-moi l’amitié de me faire l’amour et après je repartirai comme en 14. En gros. Ça lui a bien plu à Patricia. Elle est revenue peu après pour faire la maquette. Je lui ai fait une voix témoin mais quand elle a voulu chanter ce que j’avais fait, elle n’a pas respecté la mélodie des couplets. Je m’en suis agacé et je l’ai fait rechanter plusieurs fois, sale con comme je suis qui ne lâche jamais rien en musique. Voyant qu’on aurait pu perdre l’affaire avec mes conneries, Langolff est intervenu et lui a dit de faire comme elle le sentait. Après tout c’était lui le compositeur. Elle a finalement enregistré la chanson Fais-moi l’Amitié.
On fonctionnait comme deux flics Franck et moi avec les artistes pour qui on écrivait. Moi j’étais celui qui mettait le projo en pleine tronche, et lui celui qui offrait une cigarette pour calmer le jeu.
Cette putain de cigarette qui t’a tué, mon frère. Toi qui n’as pas vécu dans le sens de la longueur mais dans le sens de la largesse. De profundis, comme on dit. Mais c’est nous qui l’avons profond par manque de mecs à noix là haut. Ouf, j’ai justifié mon intitulé.
Trop fort Basset.
Qu’est-ce qui m’arrive ?? Je suis amoureux de la fille du GPS !
-… Prendre à droite cours Saint-Louis…
– J’adore ta voix tu sais…?… Y’a à la fois de la femme dedans et une fragilité de petite fille qui perce sous cette espèce d’autorité…
-… Dans 1 km, continuer sur boulevard François… et Emile Zola…
– Oui… ne t’inquiète pas… je ferai comme tu dis… c’est quoi ton prénom ?… J’entends un son « ise » dedans… Lise… ou Lisa … ou Elisa, comme la chanson de Gainsbourg… tu aimes Gainsbourg ? Tu écoutes quoi comme musique?… Tu faisais des colliers de nouilles à ta maman pour la fête des mères ? T’es en couple ? Tu vis seule ? Ne me dis pas que tu es maquée… tu m’étais destinée. .. je le sais au plus profond de moi… tu aimes les enfants ? Je t’en ferai si tu veux… je suis encore puissant, tu sais ? Tu en veux combien… deux trois ? Je leur apprendrai la guitare… et je leur donnerai tous mes trucs d’escroc en culture générale pour qu’ils s’en tirent plus tard à leurs examens…. je peux te rendre heureuse, tu sais ? Je gagne bien ma vie… je fais le nègre… enfin… on ne dit plus comme ça maintenant… « Ghost Writer » … c’est fou tous ces gens qui se bombardent écrivains et qui ne savent pas aligner deux lignes… c’est jouissif de savoir que je peux mettre fin à leur carrière littéraire en arrêtant d’écrire pour eux… tu ne dis plus rien… je prendrai soin de toi en tout cas… quoi que la vie nous réserve…
-… Dans 300 mètres, continuer sur l’avenue Jean Moulin…. continuer route de Sisteron…
– Ton côté psycho rigide c’est une couverture, hein ? …en fait c’est pour masquer une grande sensibilité. .. je ne t’en veux pas, allez…tu auras tout le temps de me connaître… je vais te faire une conf…
-… Dans 700 mètres succession de virages sur environ 1 km… continuer sur la D96…
– Pourquoi tu me coupes la parole aussi sèchement ?… Je voulais te dire que c’était la première fois que je tombais amoureux aussi violemment… et juste sur une voix… ta voix… elle porte tout en elle… toute la sensualité animale des exilées… toute la poésie d’un futur à jamais révolu… tout le…
-… Dans 800m, prendre A 51 direction Gap Pertuis… au rond point prendre la deuxième sortie direction Pertuis…
– … En fait, je m’en fous de ma destination, Elisa. Ma destination c’est toi… toi uniquement…
-… Dans 300 m, prendre à droite D 556 direction Pertuis Le Puy…
– … Puisque je te dis que je m’en fous…je vais m’arrêter là, sur le bord de la route et tu vas me parler de toi… encore et encore.
-… Dans 700 m, au rond-point prendre la troisième sortie D 561…
– Non… je m’en branle de la troisième sortie D 561… je vais prendre la première…
-… Faites demi-tour… faites demi-tour…
– Non, toi tu vas faire demi-tour… je t’encule Thérèse. Je te prends, je te retourne contre le mur, je te prends par tous les trous et je te défonce…
-… Faites demi-tour… faites demi-tour…
Son amour pour moi avait fait ses cartons
Tout était soigneusement empilé dans les pièces et dans le couloir : notre connivence amoureuse, notre fusion charnelle, nos épreuves qui nous avaient encore plus soudés l’un à l’autre, nos voyages romantiques Vienne… Prague…Venise. Nos rires, nos joies, nos mélancolies partagées sur Chopin, Mahler, Ennio Morricone, les films où nous avions vibré ensemble, nos promenades main dans la main au bord de la Seine, nos discussions sérieuses, nos fantasmes et nos scénarios érotiques délirants, notre quotidien sublimé… tout. Tout notre fouillis d’amour était désormais bien rangé, empilé, répertorié, prêt à partir pour l’Autre qui allait tout déballer, jeter ce qui m’appartenait et tout garder d’elle : sa force fusionnelle, son humanité, son romantisme, sa sincérité, sa sensibilité, sa drôlerie, sa force érotique et sa sensualité.
En attendant, j’étais assis sur ces cartons en partance à me demander ce qui allait me donner le courage de me lever le matin désormais. Mes amis, ma musique, mes livres, les simples plaisirs de la vie s’étaient désactivés. Et je n’avais plus la force d’une autre à séduire, conquérir, installer dans mon coeur. On ne fait jamais le deuil d’un grand amour. Tous les crimes passionnels l’ont dit.
Une autre peau, une autre odeur, une autre personnalité que la sienne étaient inenvisageables. Il ne me restait plus qu’à installer l’absence quand les cartons auraient disparu. Comme on installe des rideaux et des étagères. Et démonter tout ce qui pourrait me rappeler Elle : la glace de la salle de bain et le grand miroir du salon d’où son image pouvait resurgir à chaque instant. Passer l’aspirateur et ratisser la moquette pour ne pas tomber sur un de ses cheveux quand je me coucherai par terre comme un chien malade. Et changer l’orientation du lit. Me réveiller face à un mur, pas à la fenêtre, ce faux espoir d’une ouverture vers une vie nouvelle. Cette vie que j’allais pourtant devoir continuer dans le lent suicide de l’abnégation.
Je connaissais un peu l’Autre, le nouvel élu. Du temps où je les croyais seulement amis, elle et lui. On connaît toujours un peu son bourreau avant d’être exécuté. J’enviais ce garçon au teint mat bien qu’il cumulait tout ce que je détestais pour un mec : tatouages, queue de cheval, piercings… mais puisque Elle en était amoureuse, tout ça se magnifiait à mes yeux et je me trouvais tout bête avec ma peau claire et vierge de tout dessin symbolique. J’aurais voulu être lui. Ne pas avoir fait l’erreur de la persistance de rester moi.
Je savais en tout cas que je ne déménagerais plus.
Francis Basset