Danseur étoile et chorégraphe, Larrio Ekson doit à son Art d’avoir trouvé le chemin vers sa liberté et le sens à donner à sa vie. Rencontre avec un homme qui ne voulait pas danser.
C’est une histoire improbable comme seul le hasard sait les écrire. Un scénario de cinéma, quand au début du film le héros devenu plus vieux se souvient du jeune garçon qu’il était et que sa vie s’engageait mal. C’est souvent le cas quand on grandit du mauvais côté de la barrière. Les cartes sont tellement mal distribuées qu’on aurait juste envie de demander au maître du jeu de les brûler. On efface tout et on recommence. Larrio Ekson n’a pas eu ce choix. Il a fait avec. Et ce qu’il a su bâtir est magnifique.
Son père indonésien parlait plus le langage des coups et des brimades humiliantes que l’anglais qu’il maîtrisait mal. Sa mère mexicaine métissée apache et séminole souffrait de troubles du langage. Et l’horizon de ses jeunes années se résumait aux rues violentes et dangereuses du quartier de Harlem avec junkies dans l’escalier et seringues à tous les étages.
De la Big Apple, New-York semblait lui avoir surtout réservé les pépins amers. Seule sa grand-mère, chanteuse de Gospel, savait adoucir la dureté de ses jours. C’est d’ailleurs elle qui le fit sortir de la maison de correction pour mineurs où l’avaient conduit ses frasques de délinquant juvénile. À onze ans, on fait généralement son entrée dans le secondaire. Au même âge, Larrio faisait partie d’un gang.
C’est en découvrant Elisabeth Taylor dans Lassie Come Home, à la grande époque de la MGM, qu’il est tombé amoureux pour la première fois et qu’il a eu le désir d’une autre vie. Il ferait carrière dans le monde du spectacle et puisqu’il s’accompagnait des disques du ténor Mario Lanza lorsqu’il chantait pour distraire sa mère, il serait chanteur d’opéra. C’est toutefois au théâtre, à dix-sept ans, qu’il a fait ses premiers pas artistiques.
À l’école un peu, et davantage en rejoignant d’abord la troupe de La MaMa dans l’East Village, où sont également passés Robert De Niro, Al Pacino, Harvey Keitel ou encore Sam Shepard. En intégrant ensuite le fameux Living Theatre, groupe théâtral expérimental et libertaire fondé par Judith Malina et Julian Beck qui se proposait d’affranchir le théâtre de ses carcans académiques. Les festivaliers qui étaient à Avignon lors de l’été 1968 se souviennent encore, parfois de façon assez contrastée, de Paradise Now, spectacle qui se poursuivit dans les rues de la vénérable Cité des Papes aux cris de « le Théâtre est dans la rue !! » Une autre époque.
Dans ces années, Larrio Ekson avait surtout besoin de manger. À New-York, entendant dire qu’une comédie musicale se montait et que la production cherchait des acteurs, des chanteurs et des danseurs, il décida de tenter sa chance. Celle-ci ne manqua pas de lui sourire et fit même preuve d’un certain sens de l’humour.
« J’ai loupé l’audition pour les acteurs, j’ai loupé les auditions pour les chanteurs… qu’est-ce qu’il restait ? Les danseurs. Je me suis dit : « Qu’est-ce que j’ai à perdre ?? » Avec un copain, on y est allés pour s’amuser. J’étais sûr de ne pas être pris. Il y avait une centaine de personnes. Ils ont été éliminés dix par dix et je me suis retrouvé en finale et puis à la fin, j’ai été pris… je n’avais JAMAIS dansé de ma vie !! Pendant les auditions, je suivais les autres, je bougeais comme je pouvais (sourire)… Mes potes qui étaient danseurs n’ont pas été pris et moi je l’ai été.
Une semaine après, on a commencé les répétitions et là, il s’est passé quelque chose qui m’a marqué à vie. Le chorégraphe m’a dit : « Vous, le grand ! Faites un grand jeté, une pirouette et grand écart à la fin ! » Je me suis dit : « Grand jeté, pirouette… c’est quoi ça (sourire) ? En quelle langue il me parle ?? » Je ne comprenais rien du tout ! Il s’est énervé et plus il criait plus je me bloquais. Il m’a dit d’aller m’asseoir et il m’a remplacé par quelqu’un d’autre. Je me suis dit que j’allais perdre mon boulot.
À la pause, je suis allé le voir et je lui ai dit : « Je ne suis pas un danseur. » Il m’a répondu : « Oui, je sais. Mais on t’a choisi parce qu’avec le metteur en scène, ça fait trois mois qu’on organise des auditions pour un rôle qu’on ne trouve pas. Un rôle spécial, c’est un ange noir, on ne sait pas d’où il vient tellement il est étrange. Et dès que tu es entré, on a su que c’était toi ! Tu ne sais pas danser mais tu sais bouger, tu vas aller voir une amie qui travaille à Carnegie Hall, elle va te donner des cours pour qu’au moins tu aies des bases. » J’y suis allé, je payais mes cours en nettoyant le studio. Mais je ne voulais pas être danseur.
Et puis, cette femme, Lucille Beards me dit un jour : « Larrio, tu es danseur ! » Je lui réponds : « Mais non Lucille ! Je n’ai pas de pieds, j’ai bientôt vingt ans, je suis trop vieux pour ça ! C’est pas possible ! » Elle a dit : « Si !! » Elle m’a emmené auditionner dans une école extraordinaire, la « Harkness Ballet School » où j’ai d’abord été pris pour trois mois à l’essai. Après ces trois mois, il m’ont donné une bourse. J’étais payé pour apprendre à danser ! J’avais un salaire !!
Et puis je venais de Harlem tous les jours à pied, j’étais trop pauvre pour y aller en transports, j’arrivais d’un quartier avec de la misère, des drogués et quand j’arrivais à l’école, j’entrais dans un palais ! C’était Versailles !!… J’avais tout juste vingt ans, je vivais un rêve… C’est comme ça que je suis devenu danseur. »
Ses années d’apprentissage à la Harkness Ballet School vont être aussi celles de ses premiers choix. L’un de ses professeurs, José Greco, légende du Flamenco, lui proposera de le suivre en Espagne. Une autre qui enseignait la danse hindoue l’invitera à devenir son partenaire et à se produire dans des clubs de Las Vegas. Larrio, bien que tenté, déclinera pour finalement accepter l’offre d’une chaîne de télévision vénézuélienne, Canal 8, qui lui proposait de danser et de chanter. Un contrat de cinq ans qui ne durera en réalité qu’une année et quelques mois. Il ne s’est jamais entendu avec le chorégraphe, il s’est même senti prisonnier. Sa valise doit toujours s’y trouver.
La France, Larrio l’a d’abord connue avec Vittorio Biagi, ancien danseur de Maurice Béjart, qui à ce moment-là était directeur de la danse à l’Opéra de Lyon. Il y a vécu des moments intenses, notamment ce solo qu’il a dansé et lui-même chorégraphié sur le Boléro de Maurice Ravel avec le choeur et l’orchestre de la maison. Inoubliable. Et puisque Biagi ne cessait de lui parler de Béjart, sur le chemin du retour vers Paris après un clash avec le chorégraphe du ballet, il s’est arrêté à Avignon où il était annoncé que le maître et sa compagnie allaient donner un cours.
« Je ne connaissais pas son travail, je ne savais même pas à quoi il ressemblait. Mon train arrive en retard à Avignon, je ne connais pas la ville, je me perds, je demande mon chemin avec mon français de l’époque (rires) et j’arrive enfin mais tard ! J’entends la musique, le cours avait déjà commencé, je me mets à courir dans le Palais des Papes et là, un monsieur me stoppe et ne veut pas me laisser entrer…
Je vois une petite fenêtre, elle est ouverte, et je sais pas pourquoi mais je me mets à crier : « Maurice, Maurice Béjart !! » Maurice passe sa tête et me demande ce qui se passe, je lui dis que je veux venir mais qu’il y a ce type qui ne veut pas que j’entre et qui me retient par la jambe. Et Béjart dit : « Mais qu’est-ce que c’est que ce fou ??!! (rires) Il a dit au gardien de me laisser rentrer. J’ai vu son travail, j’ai trouvé ça très intéressant. Et il m’a proposé de venir le voir Bruxelles. J’y suis allé, j’ai été auditionné et j’ai été pris.
J’avais trois semaines devant moi avant de démarrer avec Béjart, je suis retourné à Paris pour profiter de la ville et prendre des cours pour être en forme pour Maurice. Je prends des cours de classique et des cours de moderne. Et c’était Joseph Russillo qui les donnait… (silence)… Et je tombe fou de son travail ! On s’entend bien, et il me dit qu’un de ses danseurs quitte sa compagnie pour rejoindre l’Opéra de Paris et il me propose de prendre sa place. Je lui dis : « Oh oui ! » Et là je me souviens que j’ai déjà dit oui à Béjart, je n’ai pas signé mais j’ai dit oui.
D’un côté, Bruxelles et Béjart dont j’aime le travail mais qui a déjà cinquante danseurs. De l’autre, Paris, Russillo que j’adore et sa compagnie plus petite… j’ai pris Paris. Et tout le monde m’a dit : « Larrio, tu as refusé Béjart ?? Mais tout le monde veut danser avec Béjart !! Quel culot !! » Mais moi, je voulais vivre à Paris (sourire)… J’ai donc rejoint la compagnie d’Anne Béranger et Joseph Russillo… C’est d’ailleurs là que j’ai aussi rencontré un danseur magnifique, qui comme moi était venu tardivement à la danse et qui est devenu un frère (sourire)… Jean-Marie Marion (le photographe de Paris Bazaar-ndlr).
Lorsque plus tard, Anne Béranger et Joseph Russillo feront le choix de poursuivre leur chemin chacun de leur côté, Larrio fera celui d’Anne Béranger où Carolyn Carlson avait déjà commencé à travailler. Après l’avoir vu danser à l’espace Cardin, « C’était un spectacle où on était tout nus, le cul à l’air (rires) » , Carolyn choisira Larrio pour partenaire. En 1970, ils danseront à Avignon Rituel pour un Rêve Mort, leur premier duo. Et quand elle sera engagée comme danseuse étoile à l’Opéra de Paris, elle l’emmènera avec lui. Voir danser l’une, c’était voir danser l’autre. Carlson et Ekson ont formé un couple mythique. Indissociables et complémentaires, Carolyn et Larrio étaient les deux pièces uniques d’un même chef d’oeuvre.
« Le premier jour de répétition, quand je l’ai vue danser la première fois, j’ai flippé ! Je te jure ! Elle faisait ce que je faisais tout seul à New-York dans mon coin. Je me suis dit : « Mais c’est pas possible, elle fait comme moi ?! » Je chorégraphiais mes mouvements comme elle ! Je la connaissais sans la connaître… on nous a dit : « Tous les deux, vous êtes yin et yang ! »
Et puis un jour, j’étais à Londres au Contemporary Dance Theatre chez Robert Cohan, elle m’a appelé et m’a dit cette phrase qu’on entend dans le film Godfather (le Parrain-ndlr) : « Je vais te faire une offre que tu ne pourras pas refuser (rires)… être mon partenaire à l’Opéra de Paris. »
Larrio a beaucoup dansé. Avec Carolyn Carlson et d’autres partenaires. Qui se souvient qu’il a accompagné Dalida et Nicole Croisille sur la scène du mythique Olympia ? Il a aussi finalement retrouvé Maurice Béjart qui a fait de lui son Roi Lear. Il a également travaillé avec Jiri Kilian, Roland Petit et plus récemment avec Bartabas à l’Académie des Arts Équestres de Versailles. Les honneurs, les bravos et les rappels n’ont jamais su le faire dévier de son chemin. Il n’a jamais fait de plan de carrière, il dit avoir plutôt suivi ce fameux hasard qui parfois fait donc bien les choses. Et il doute encore. De lui, de son talent.
Il rêvait de danser à Garnier, il l’a fait. Il rêvait de vivre à Venise, il y a vécu. La Cité des Doges l’a même reconnu comme l’un des siens en le faisant Citoyen d’Honneur et la Fenice l’a fait Étoile. Consacré de son vivant comme l’un des plus grands, Larrio Ekson n’a oublié ni la pauvreté de son enfance, ni les coups que lui infligeait son père avant de les abandonner à leur sort, lui et sa mère. Depuis quelques années, il enseigne et transmet à son tour ce que son Art lui a offert de plus beau.
En dansant, Larrio a trouvé sa lumière comme sa part de vérité. Il a sans doute ainsi réussi l’essentiel. Quand on songe qu’il ne voulait pas danser.
O.D
Pour prolonger la rencontre :
Larrio Ekson, l’Envol d’un Aigle. Un livre de Claude-Alain Planchon, paru chez Jacques Flament, Alternative Éditoriale.
Et l’article de Paris Bazaar consacré aux belles retrouvailles de deux danseurs magnifiques.