Avec les Pâtes à l’Ail, Bruno Gaccio, Philippe Giangreco et Jean-Carol Larrivé nous rappellent que l’amitié est le premier ingrédient du bonheur. On rit, on pleure, on vit. Et on en redemande !
Il y a des plats qu’on oublie aussi vite qu’on les a mangés et il y en a dont on sait déjà en les découvrant qu’on n’oubliera ni le plaisir ni l’émotion qu’ils ont su offrir. Les Pâtes à l’Ail qui nous sont proposées en ce moment à la Scène Parisienne ont le talent d’avoir ce goût-là.
Ces pâtes, ce sont celles que Vincenzo a pris l’habitude depuis des années de concocter pour Carlo son pote depuis toujours. Ils ont atteint aujourd’hui les rivages de la soixantaine et se connaissent depuis le berceau. Ils ont grandi dans le même quartier populaire de Saint-Étienne avec ses tours de dix-huit étages et ses mômes jouant aux pieds des barres de béton.
L’un s’est marié et a eu des enfants, l’autre a surtout eu des femmes. D’un soir ou d’une semaine, rarement plus. Ils se sont parfois moins vus mais ils n’ont jamais cessé d’être là l’un pour l’autre et savent tout l’un de l’autre. Des amis, en somme. Des vrais. Une fois par mois, autour de pâtes, de beaucoup d’ail et d’un bon vin, ils font donc honneur à cette belle amitié qui les relie tous deux à leur enfance. Mais ce soir, c’est différent.
Ce soir, Vincenzo à quelque chose à dire et à demander à Carlo. Quelque chose de terrible. On en oubliera l’ail, le vin. Et pire, on ratera la cuisson des pâtes, c’est dire le coup de tonnerre. Seule la grappa saura distraire un peu la douleur amère de la révélation.
Il faut généralement quelques minutes pour cuire les pâtes idéalement et qu’elles soient à la fois fermes et fondantes, autrement dit « al dente » . Il a fallu à Bruno Gaccio et Philippe Giangreco un peu plus de temps pour réussir ces Pâtes à l’Ail. Soixante ans et quelques mois exactement. Il y a des bonheurs qui ont besoin de mijoter avant de pouvoir se partager. Le théâtre leur a offert celui de se retrouver enfin tous les deux sur une même scène à jouer une histoire qui leur ressemble.
« C’est Philippe qui est à l’origine de ça, raconte Bruno Gaccio, parce qu’il m’a dit : « On a tout fait ensemble, sauf jouer la comédie. » Je lui ai dit : « Il y a une bonne raison, c’est que je ne suis pas comédien, enfin ça fait vingt-sept ans que je ne suis pas allé sur scène. Et quand on allait sur scène, parce que Philippe va beaucoup sur scène aussi, c’était plutôt pour faire du Café-Théâtre, tu vois, on déconnait. Et le problème, c’est qu’aujourd’hui on a soixante piges et que si on se met à déconner comme on faisait quand on avait vingt-cinq ans, on va peut-être avoir l’air un poil pathétique (sourire).
Et on s’est dit : « Ouais… mais on peut pas s’empêcher de faire rire avec des bêtises. Donc, comment on aborde ces sujets… L’amitié, les femmes, nos souvenirs, la maladie, la mort… comment on les aborde ? » Et on s’est dit que le meilleur moyen de les aborder, ce serait d’être nous-mêmes. Ça nous éviterait d’avoir à jouer la comédie.
Ce qui ne veut pas dire qu’on ne travaille pas, qu’on n’accentue pas une petit peu mais on va être nous-mêmes. On ne va pas essayer d’être quelqu’un qu’on n’est pas, on va incarner. Et on va faire en sorte que les gens se disent : « J’ai envie de monter sur scène avec eux et de bouffer des pâtes avec eux… et même de les câliner un peu de temps en temps (rires). C’est ce qu’on voulait…
Oui… oui c’est ce qu’on voulait, enchaîne Phlippe Giangreco, tu sais ce sont ces films choraux qu’on a tous vus comme « Mes Meilleurs Copains » qui donnent l’envie de faire partie de la bande, c’était ça. Et il y a des gens qui nous disent : « On a envie de monter sur scène et de parler avec vous! » Du coup, il y a une osmose avec le public vraiment vraiment chouette…
Quand on parle de « jouer » , si on était comédiens, on le saurait depuis longtemps (rires de Bruno) ! Oui on a fait de la scène, on a surtout fait beaucoup de bêtises (sourire) mais il y avait un truc qu’on savait un peu faire, c’était écrire. Et on sait lire. Et on savait que le spectacle était bien écrit. Après, on s’est dit : « On va pas le jouer, on va être ! »
On a même fait pire que ça, poursuit Bruno, moi je voulais le donner à deux autres ! Je voulais le donner à deux vrais vieux ! Parce que nous on a soixante piges, on n’est pas tout neufs mais on n’est pas encore très très vieux (sourire) ! Et puis on s’est dit : « Non. Si nous on le fait pas, ça n’a pas de sens. Ça a du sens parce que c’est nous. »
L’histoire de Vincenzo et Carlo est celle que Philippe et Bruno ont vécue ensemble. Mis à part un gros détail du genre qui tue lentement et qui heureusement n’est que fiction, les souvenirs qu’ils partagent, les figures du passé souvent irrésistibles et truculentes qu’ils convoquent ne sont ni fortuits ni pure coïncidence. C’est aussi tout ce qui donne à ce moment de théâtre son souffle et son supplément d’âme. Et on se réjouit d’observer que la réalité sait se montrer parfois beaucoup plus surprenante et imaginative que la fiction.
« Nous on se connaît vraiment très très très bien, explique Philippe, on s’est connus il avait cinq mois, j’en avais trois, et il y avait comme une pudeur. Il y a des choses qu’on ne se dit jamais parce qu’on les sait et qu’on n’a pas besoin de se les dire. On peut ne pas se voir pendant plus d’un an et se revoir comme si on s’était quittés la veille. Et Jean-Carol, le metteur en scène, il nous a cassé ce truc-là, il a enlevé cette pudeur. On est plus pudiques que ça, on n’est pas du genre à nous raconter tout ça. On ne parle jamais de ce qu’on fait avec nos femmes, par exemple.
Après, ce sont nos vrais souvenirs. Ce quartier où on a vécu, où mon père était concierge, les potes qu’on a eus, ils ont tous existé… Oui, poursuit Bruno, même ce type qui est devenu plus tard adjoint à la Culture et qui a balancé mon vélo du dix-huitième étage ! Et il a vraiment dit, avec l’accent stéphanois : « C’est pour voir qu’est-ce que ça fait un vélo qui vole ! » Faut être débile non (rires) ?
Et d’ailleurs dans la pièce, précise Philippe, c’est ça qui te perturbe mais le fait qu’il branlait des chiens, ça te gêne pas (sourire)… Non (sourire) mais c’est une histoire bizarre, répond Bruno, quand un chien vient se frotter sur ta jambe, ça arrive, tu lui donnes un coup de pompe pour le faire dégager. Lui, il aidait le chien à finir, du coup le chien revenait avec ses copains (sourire) ! « Non mais ça va, j’ai mis des gants » , il disait (rires). Et tous les chiens du quartier le suivaient partout, normal (rires). Cette anecdote, elle paraît absurde, tu te dis : « Mais ça peut pas exister, bordel ! » Bah si. »
Elles font rire ces Pâtes à l’Ail, beaucoup. Mais elles ne se résument pas au seul récit d’une amitié partagée, si drôle soit-il. Comme dans les grandes comédies, elles ont l’intelligence d’aborder avec élégance des sujets plus graves. Comme le temps qui passe, la maladie, la mort. Parce qu’elle puise sa source dans leur propre humanité, l’écriture de Bruno, Philippe et Jean-Carol, lorsqu’elle s’invite sur ces chemins glissants et abrupts, ne cède jamais à la facilité de la pirouette.
« On ne peut pas aborder ces sujets en disant n’importe quoi, explique Philippe, toutes ces questions qu’on se pose dans le spectacle, on se les pose dans la vie. Moi, c’est un truc que je pourrais faire dans la vraie vie. Je ne veux pas souffrir. Si j’avais un truc comme ça qui m’arrivait, je ne voudrais pas dépérir. Comme je le dis : « Je veux mourir vivant » , c’est vrai. Et je préfère que ce soit un pote qui me le fasse plutôt qu’une infirmière ou un médecin que je ne connais pas…
Oui, moi aussi, confie Bruno. Je suis membre de l’ADMD (Association pour le Droit à Mourir dans la Dignité-ndlr) et c’est un choix que j’ai fait. Dans la loi Leonetti (loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie-ndlr), le choix existe aussi mais c’est les médecin qui doivent le faire. Ils ont droit à la sédation profonde mais pas à la petite pointe que tu pousses pour aller jusqu’au bout. Et je trouve que c’est dommage, il y a une sorte d’hypocrisie là-dedans.
Moi je préfère, dans le cas d’une maladie incurable dont on sait que la fin est inéluctable à court terme, réunir ma famille, les gens que j’aime et leur dire : « Voilà, je vous dis au revoir à tous. Je suis encore moi-même et je préfère que vous vous souveniez de moi comme ça. Quand vous serez partis, je serai parti aussi. Alors, on pleure ou on rit ou on boit un coup mais voilà, quand vous serez sortis d’ici, ce sera fini. Et ce sera très bien comme ça. »
Le pas de deux que ces amis de toujours composent devant nous avec la Faucheuse n’a rien de désespéré. Ils s’engueulent bien sûr, ils se déchirent, mais ils s’aiment et se soudent.
N’en déplaise à ce publicitaire qui résumait sa recette du bonheur de vivre à une montre de luxe, les Pâtes à l’Ail nous enseignent finalement tout autre chose et nous disent que l’amitié ne donne pas seulement du sens à nos existences, elle peut aussi parfois sauver une vie.
Bravo, et merci de l’avoir si bien dit.
O.D
Les Pâtes à l’Ail, une pièce de Bruno Gaccio, Philippe Giangreco et Jean-Carol Larrivé, mise en scène par Jean-Carol Larrivé.
À l’affiche du Café de la Gare jusqu’au 18 décembre.