Méconnu en France, le photographe italien Luigi Ghirri (1943-1992) reçoit enfin l’hommage qu’il mérite au Jeu de Paume. L’occasion d’un voyage aux détours cocasses et poétiques dans l’Italie des seventies.
Luigi Ghirri a beaucoup marché. Sans aller très loin, d’ailleurs. Pour ses premiers clichés, il arpente les faubourgs de Modène, sa ville natale. Ensuite ? Il poussera jusqu’aux côtes de l’Adriatique, voire la Suisse, Paris… Au mieux Amsterdam.
Bref, oubliez l’idée du baroudeur intrépide, sillonnant le globe. Non, Ghirri, c’est le nomade de peu, l’explorateur du pâté de maisons, le voyageur, version « next door ».
De fait, Ghirri fut longtemps un « photographe du dimanche ». Jusqu’au début des années 1970, il exerce sagement le métier de géomètre. Et ce n’est qu’à 30 ans passés, qu’il lâche équerres et topographie pour la pellicule.
Parti tard, il y mettra d’autant plus de cœur, signant des milliers de clichés en une décennie à peine.
Certes, le volume importe peu. L’Art ne se juge pas au poids. Mais il dit l’ambition d’un homme : saisir au vol cette Italie en plein essor*, capter la poésie, parfois grinçante, des paysages laissés par ce chambardement dantesque.
Rues défigurées, affiches, enseignes : Ghirri se fera le témoin, tantôt acéré, ironique ou incrédule, de cette inflation d’images, surgie dans le sillage du modernisme.
Les publicités qui fleurissent un peu partout, ces visuels tape-à-l’œil qui envahissent les cités, donnent également à Ghirri l’occasion de saisir les télescopages entre le réel et la réclame, la vie et le carton-pâte.
Avec bientôt cette question : « Où commence la réalité, où s’achève son simulacre ? »
Réponse du photographe : « Ces images, par leur profusion, sont devenues une réalité en soi… Et des pans entiers du réel sont devenus des images ».
Dès lors, nous vivons dans un monde où le trompe-l’œil est à chaque coin de rue. Où la confusion, même fugace, entre le réel et son « substitut », est toujours possible. Evidemment, ce n’est pas sans effet : entre ce que nous sommes réellement et… cette armée d’images nous indiquant chaque jour ce que « nous pourrions être », « devrions être », etc., le malaise peut vite s’installer.
Mais Ghirri a choisi d’en sourire. Mieux, il en a perçu d’entrée la poésie insoupçonnée, les glissements temporels, la nostalgie : il suffit qu’une affiche se décolle, en dévoile d’autres, au-dessous, plus anciennes… et le passé s’invite dans le présent. Pincements au cœur. Rêveries. Un autre monde s’offre à nous : enfant du hasard, du BTP, d’architectes douteux et de réclames à deux balles.
Et vous savez quoi ? Malgré tout, c’est un bel enfant.
Olivier Ghis
*Cette Italie dont Fellini, aussi lucide que visionnaire, a si bien saisi l’énergie, la démesure, le souffle de folie, dans LA DOLCE VITA (1960). En suivant les pas d’un journaliste, Marcello (joué par Mastroianni), qui court après les scoops : il montre la frénésie des médias, des mœurs, l’affolement d’une modernité… guettée par le vide.
LUIGI GHIRRI – CARTES ET TERRITOIRES
Jeu de Paume • 1, place de la Concorde • 75008 Paris
Du 12 février au 2 juin 2019
www.jeudepaume.org
BONUS
Vous aimez Ghirri ? Voici de quoi l’aimer davantage. Autant de clichés, autant de nuances d’un regard où l’ironie le dispute à l’enchantement, la bienveillance à l’étonnement.
Luigi Ghirri, Modena, 1973
Luigi Ghirri, Parigi, 1972
Luigi Ghirri, Modena, 1973