Aurélie Champagne vient de recevoir le prix des libraires Folies d’Encre 2019 pour Zébu Boy. Un premier roman qui fait l’événement !
Jusqu’à ce jour, les éditions Monsieur Toussaint Louverture ne publiaient que des auteurs couronnés à titre posthume et parfaitement décomposés. C’est dire si la demoiselle est exceptionnelle !
À ceci s’ajoute le fait qu’il ne s’agit ni d’une autofiction, ni d’une rupture avec maman mais d’une épopée historique dont la narration dense et profuse scotche son lecteur. Miss Champagne tient une plume que je dirais curieusement masculine malgré son engagement féministe.
Zébu Boy raconte la révolte malgache peu considérée et mal connue, mais l’essentiel est ailleurs. Dans l’au-delà des épaisses forêts du pays des Antaimoro, « Ceux du Rivage » . Dans la puissance des mages et ses esprits sorciers. Zebu Boy dit l’histoire d’un deuil insurmontable, de la survie, de la vie après la mort, de l’écho des disparus qu’on aimait tant. Dans la touffeur de l’île, s’entremêlent des rites vaudous, des amulettes et des scènes de combats magistrales qui confèrent à l’auteure une virilité détonante lorsqu’on découvre la jolie petite poupée. Mais qui est-elle ?
Elle est classe. Aussi classe que son nom, Champagne-Razafindrakoto. Elle est drôle, humaine, polyvalente. Aurélie a connu une première vie de journaliste, a produit des documentaires pour France Inter et France Culture. Elle a aussi suivi pendant des années une famille de Roms de Roumanie essentiellement composée de femmes.
Aujourd’hui, elle vient d’achever un projet qui l’occupe depuis dix ans : chroniquer la vie des personnes qui vivent dehors. Elle raconte leurs parcours de rue, mêlant textes dessins et sons, croque ses personnages comme son texte, encre noire, précise, détaillée. Elle sera bientôt exposée.
Fan de BD, elle a pensé son Zébu Boy dans un rapport de cousinage avec les personnages de Steve Tesich ou Frédéric Exley. Quand on vous dit qu’elle a du cœur ! Mais n’imaginez pas non plus la militante sinistre en pataugas et parka sale, Aurélie Champagne est drôle. Elle a publié chez J’ai Lu la saga Chers Voisins, anthologie de proses d’ascenseurs, billets doux ou cruels sur nos boites aux lettres car elle est collectionneuse de mots. Si vous voulez vraiment vous marrer, allez sur le site chersvoisn.net mais lisez d’abord Zébu Boy.
Zébu Boy est extrêmement beau. « L’expérience et la vigueur fichées dans son corps d’une manière irréversible », son surnom lui vient de la maitrise du zébu dans l’arène, lui accordant une puissance divine qui rayonne sur l’ile. Mais la métropole en guerre promettant citoyenneté et considération l’envoie sur le front.
Soldat de la force noire au service de « la très grande France » des années quarante, Zébu survit au carnage de la Meuse pour croupir cinq ans dans la fange des camps réservés aux indigènes prisonniers d’une France vaincue. À son retour, Zebu a perdu jusqu’à ses godillots qu’on lui retire. La mort de son père a éparpillé le cheptel de bœufs à bosses. Zébu n’est plus.
Débarqué à Tananarive pour rejoindre son village, il doit traverser le pays en crise, en affronter les dangers et trouver l’argent dont chacun est dépourvu. L’argent à n’importe quels dépens, ceux du corps ou de l’âme, des mensonges ou des serments, des fantômes ou des rebelles encore vivants.
Aurélie Champagne nous emmène dans un road movie au travers d’un Madagascar dont on annonce l’insurrection imminente, poudrillère de révoltes individuelles et des désillusions collectives sous le joug féroce des Vazaha (les Français). Malgré l’intérêt historique des sacrifiés oubliés par la grande, la petite histoire et même la contre histoire, la fascination tient dans le voyage intérieur du personnage, gouffre de chagrins et de métamorphoses de plus en plus intimes alors qu’à l’extérieur tout explose.
Ne nous y trompons pas, si le style est là, si les scènes de combats sont ahurissantes et la boucherie des batailles splendide, le sujet n’est pas historique. Ce que la tempête soulève est foncièrement la question de la quête et du deuil. Comment remplir le manque ? Par la haine ? Les rituels ? La bassesse ? La magie ? Notre Zébu à l’envergure princière et au charisme d’ascète va remettre son âme aux enfers et parfois à son compagnon de route, l’instituteur freluquet et mort de fièvre qui lui colle aux basques et dont le contrepoint illumine l’absence morale du héros.
Drôle de voyage entre ces deux personnages, éveillant des sentiments complexes sans doute refoulés, peut-être enfouis. Drôle de Zébu Boy, méritant antipathie et compassion. Drôle de roman dépaysant et moderne. Étrange danse de contretemps, au rythme de chants macabres dont on ne sait s’ils pleurent la douleur ou l’espoir.
Seule certitude, à l’issue du voyage Aurélie Champagne nous a emportés très loin de la rive et nous laisse comme envoutés.
Louise Long
Zébu Boy, le premier roman d’Aurélie Champagne, est paru aux éditions Monsieur Toussaint Louverture