Au hasard de rivages toujours en mouvement, Michel Legrand aura passé sa vie de musicien à chercher celle qui serait un jour sa sirène idéale. Une quête qui s’arrêta le jour où il rencontra Nathalie Dessay.
Nathalie Dessay ne demandait qu’à s’affranchir d’un répertoire auquel elle avait tout donné et dont elle pensait ne plus rien devoir attendre, si ce n’est une cohorte de triomphes qui manifestement ne suffisaient plus à son bonheur. Depuis longtemps, Michel Legrand la cherchait sans la connaître. Leur rencontre allait être immédiate et définitive.
Pour lui, c’était une manière de reconsidérer son œuvre à l’aune d’une nouvelle sensibilité servie par une nature exceptionnelle, et pour elle l’occasion de sauter le pas lui permettant d’aborder un genre qui sommeillait en elle depuis quasiment l’enfance.
De cette double révélation est née une collaboration d’une étonnante richesse et qui a trouvé une manière d’épilogue avec la disparition du compositeur. En effet, celle qui était devenue son interprète préférée lui a rendu un bel hommage qu’elle a appelé fort opportunément « Legrand enchanteur » , réalisé avec la complicité de Pierre Boussaguet, qui a été, pendant de nombreuses années et jusqu’aux derniers moments, le bassiste de Michel Legrand.
Un beau morceau d’élégance qui permet à Dessay de négocier un virage à 180 ° dans sa carrière, qui n’a pas manqué en son temps de surprendre ses admirateurs les plus inconditionnels. Il faut les comprendre ! C’est un peu comme si on avait demandé à Callas de chanter Piaf.
Prisonnière du mythe qui s’était créé autour d’elle, on imagine mal Norma se laissant surprendre à entonner l’ Hymne à l’Amour. Elle n’était pas du genre à s’y risquer. Son talent, voire les aléas de sa vie privée, auraient pu lui permettre de se lancer dans une expérience aussi hardie, mais le temps n’était pas encore celui où les chanteuses d’opéra pouvaient sortir du cadre strict de leur répertoire sans que leurs publics ne les fassent pas rentrer rapidement dans le rang.
Crespin d’une certaine manière paya cher son indépendance d’esprit par les broncas détestables que le public de l’opéra lui fit systématiquement, au point de lui faire quitter la maison.
Les choses ont changé et les frontières sont devenues moins étanches entre le monde du lyrique et les autres moyens d’expression.
Natalie Dessay a fait le saut décisif en accrochant une nouvelle étoile au firmament inatteignable où son statut de « diva assoluta » l’a installée aux yeux du monde de la musique.
Alors qu’elle s’est illustrée sur les plus grands scènes internationales, avec un répertoire qui l’a conduite à d’innombrables triomphes dans des registres qu’elle a admirablement apprivoisés, elle est arrivée à ce moment où une artiste de son envergure et de son exigence est bien obligée de se poser la question de son devenir.
D’où une interrogation existentielle qui lui a fait progressivement prendre de la distance avec ce pour quoi elle semblait être faite et se lancer à la conquête de nouveaux territoires.
Et parmi eux, il y a ceux sur lesquels régnait sans partage Michel Legrand. Celui qui fut l’élève de Nadia Boulanger au Conservatoire aurait pu se contenter d’une belle carrière classique, s’il n’avait été tenaillé par une curiosité insatiable et un goût de l’exploration musicale qui lui a apporté une renommée quasi planétaire.
En schématisant, on pourrait situer les grands courants d’influences autour desquels s’est construit le monde musical de Michel Legrand. Le jazz d’abord, avec son Legrand Jazz réalisé à New-York qui fut une révélation et lui ouvrit toutes grandes les portes d’Hollywood et du cinéma. Avec le Septième Art justement, il y eut l’Affaire Thomas Crown, dont le thème marqua autant, si ce n’est plus, le film de Norman Jewison que ses interprètes Faye Dunaway et Steve Mac Queen.
Quant à la comédie musicale, ses chansons et son ambiance donnèrent aux films de Jacques Demy un style « comédie musicale à la française» qui reste jusqu’à présent inégalé. Les Parapluies de Cherbourg, les Demoiselles de Rochefort, Peau d’Âne sont des pépites d’élégance mélodique dans lesquelles le doublage des voix chantées prit une importance primordiale. Rien d’étonnant donc à ce que Natalie Dessay s’y soit risquée, succédant d’une certaine manière à la délicieuse Danielle Licari qui doublait Catherine Deneuve dans les Parapluies et dont la voix a traversé les ans sans prendre une ride.
Figure aussi au générique sonore de ces trois chefs-d’oeuvre Christiane Legrand, la soeur de Michel. On la connaissait déjà pour avoir appartenu aux « Swingle Singers » avec lesquels elle se livrait à de belles acrobaties vocales pour le Play Bach de Jacques Loussier. C’est elle aussi qui doubla Anne Vernon pour Madame Emery dans les Parapluies. Rôle que Natalie Dessay reprit pour l’adaptation du film au Châtelet.
Car notre diva reste une bête de scène. C’est si vrai qu’on la retrouva, seule face au public pour interpréter en 2016 le Hund d’ Howard Baker au Déjazet. Cette incursion dans un domaine qui, à priori, lui était étranger était comme une lointaine résurgence de ses aspirations adolescentes, quand elle hésitait entre le théâtre et le chant. C’est le lyrique qui prit rapidement le pas. En apportant à ses interprétations une dimension dramatique époustouflante et servie par des moyens vocaux d’exception, cette double appartenance l’a placée au sommet d’un art où elle reste pour l’instant irremplaçable.
Pour l’instant seulement. Si la chanson la réclame, l’opéra l’espère toujours. Le titre anglais du conte musical que Michel Legrand avait composé pour Barbra Streisand qui le refusa et que Nathalie Dessay a repris est Between Yesterday and Tomorrow.
Entre la carrière qui fut la sienne hier et celle qu’elle aura demain et qui risque d’apporter encore quelques belles surprises, il y a aujourd’hui le clin d’oeil qu’elle adresse au complice de sa nouvelle carrière et c’est véritablement le grand enchantement.
François Vicaire
Legrand Enchanteur, l’hommage de Nathalie Dessay et de Pierre Boussaguet à Michel Legrand, un spectacle Artistic Prod.
Entre elle et lui, un album musical de Nathalie Dessay et Michel Legrand, toujours disponible chez Warner Classics.