Il sillonne le monde et fait danser la planète depuis plus de vingt-cinq ans. Entre deux sets et trois avions, Bob l’érudit raconte Sinclar le magnifique.
« Ces derniers jours ? J’étais à Tel-Aviv. Le lendemain, j’étais à Londres pour une soirée. Après, j’étais en Italie, dans le sud. Dimanche soir, j’ai dormi chez moi, à Paris. Lundi matin, je suis allé à Toronto. Arrivé là-bas, une douche, un plat de spaghetti et je suis parti en studio où on a enregistré jusqu’à trois heures du matin avec une jeune chanteuse dont j’aime le travail et que je veux produire. Quatre heures après, j’ai édité les voix dans ma chambre d’hôtel et j’ai repris l’avion. Je suis arrivé ce matin à Paris… Et là, je suis avec toi… J’adore quand ça bouge (sourire). »
Les articles qui s’écrivent à deux demandent toujours un peu de temps, parfois beaucoup de patience et une bonne dose de chance. On a particulièrement savouré la nôtre quand les emplois du temps des uns et des autres ont eu la bonne idée de bien vouloir s’accorder. On peut toujours scruter le ciel, Bob Sinclar est un oiseau rare dont les migrations ne sont connues que de lui seul. En devenant l’un des Dj’s les plus demandés au monde, l’artiste a appris à prendre l’avion comme nous prenons le métro. Et nous prenons tous les jours le métro. Lequel arrive plus ou moins à temps alors que Sinclar est d’une ponctualité qui l’honore et d’une disponibilité qui laisse songeur. C’est d’ailleurs souvent à ça qu’on reconnaît les plus grands. Ils sont souriants, curieux, faciles à vivre et passionnants à écouter.
Et avant la musique, c’est le cinéma qui s’est invité à la table. Ce cinoche comme on n’en fait plus, quand ils s’appelaient Gabin, Ventura, Audiard, Lautner, De Broca et surtout Belmondo, dont la filmographie n’a pas manqué de nous renvoyer à nos émotions juvéniles. Ceux qui l’ont fait tourner bien sûr, celles qui lui ont donné la réplique aussi. Ursula Andress, RaqueI Welch, Jacqueline Bisset… Incollable sur Bébel, Bob Sinclar. Forcément.
On s’est du coup trouvé des vertiges communs, de ceux qui tout de suite créent des liens. Ça commençait mieux que bien. Et quand après le hors-d’oeuvre, le moment est venu de s’intéresser aux musiques et aux sons qui ont façonné et forgé sa légende, Bob nous a offert une master-class. Un voyage dans sa cabine. Un good trip en first.
« La musique, elle entre dans ma vie au Palace, en 1988. Au moment où Eric B. and Rakim rencontrent Farley « Jackmaster » Funk. Quand « Love Can’t Turn Around » se trouve dans le top 20 des charts à Londres et arrive un peu en France. Je dis « un peu » parce que le titre n’est diffusé sur aucune radio à l’époque. Et Eric B. and Rakim, c’est les deux nouveaux mecs qui viennent de sortir de prison, qui font du rap et s’aperçoivent que faire du rap en 88, ça rapporte plus d’argent que de dealer de la came…
Quand ça arrive au Palace, je tombe amoureux du mec qui joue cette musique-là. Le sound system est énorme, le mec manipule des vinyles, tous les gens le regardent… C’est un peu moins starifié qu’aujourd’hui mais il y a cette connexion, cet échange d’énergie entre lui, les vinyles et le public. Une connexion organique !… Je me suis dit : « Ouah… Mais comment il fait ça ?? » C’est difficile à exprimer, c’est comme quand tu rencontres une jolie femme, elle peut ne pas être sublime mais elle te touche intérieurement parce que tu vois en elle quelque chose que les autres ne voient pas. Là, ça a été pareil. J’ai vu, ressenti quelque chose qui m’a touché profondément.
Et à ce moment-là, il n’y a pas de dynamique de business. Le mec au Palace, il travaille pour trois cents ou quatre cents francs, il achète ses vinyles, il est passionné, il pousse pas les disques mais il ambiance. Aujourd’hui, c’est différent. Entre temps, en plus de son expérience du dance-floor, de faire danser les gens, le Dj s’est intéressé à la façon dont toutes ces nouvelles musiques ont été créées. Il a découvert qu’il pouvait lui aussi bidouiller des sons, tout seul dans sa chambre avec un sampler, ensuite les jouer dans les clubs, et pourquoi pas les passer à la radio.
C’est donc d’abord devenu vivable, un petit business qui va te permettre dans un premier temps de vivre de ta passion, jusqu’au point ultime où tu fais un disque et il passe à la radio… là, c’est le jackpot.
Et il y a eu plusieurs bascules technologiques mais quand le sampler arrive, tu t’aperçois que tu peux recycler deux ou trois secondes d’un morceau parfois totalement inconnu et créer de nouvelles atmosphères, de nouvelles hypnoses sur lesquelles tu peux poser des rappers, des musiciens, et recréer une nouvelle musique. Ce que, d’ailleurs, faisait déjà Brian Eno dans les années 70…
En 91, je rencontre celui qui va devenir mon meilleur ami, « Dj Yellow ». Lui, il collectionne James Brown et tous les affiliés. James Brown qui avec George Clinton, je le précise au passage, est l’artiste le plus samplé, c’est grâce à lui que le rap existe aujourd’hui. Donc, mon pote collectionne ça et puis petit à petit, il se met au jazz, à la musique brésilienne, il essaie d’aller de plus en plus loin. Moi, je pioche là-dedans et je m’aperçois qu’en fait, tous les rappers que j’aime, que ce soit Tribe Called Quest, De La Soul et toute cette nouvelle génération, qui s’appelle la Native Tongues, samplent du jazz, du disco, de la funk, de façon totalement désinhibée pour créer leur propres atmosphères.
Moi au départ, je voulais faire du rap français mais un petit blanc qui vient du Marais, ça n’a pas de crédibilité street et ça ne vient pas de banlieue (sourire). Je m’aperçois vite non pas que je ne suis pas à ma place mais qu’on ne me donne pas ma place. Donc, je mets des musiciens dessus. Il y a alors cette vague d’acid jazz qui arrive de Londres, encore une fois du recyclage, de jazz, de soul, de musique brésilienne. On fait des mélanges qu’on met à notre sauce, au goût du jour, et ça me permet de lancer mon label en 93, Yellow Productions. »
À cette époque, Bob n’a pas encore eu l’idée de Sinclar. Il n’a pas non plus rencontré Thomas Bangalter, l’un des deux casques de Daft Punk avec lequel il produira le fameux Gym Tonic dont la première version samplera la voix de Jane Fonda et dont la seconde, sans la voix de celle-ci, propulsera sa carrière. Ses proches l’appellent alors toujours Christophe. Mais d’un aka à un autre, de « Mighty Bop » à « Chris the French Kiss », son histoire est lancée. Yellow Productions signera des artistes fameux comme Dimitri From Paris, Kid Loco, Louise Vertigo, Salomé de Bahia ou encore Michael Calfan. Tous singuliers, ils ont en commun d’avoir su nous faire danser tard. Bob Sinclar ne baguenaude pas plus derrière ses platines qu’il ne badine avec les dance floors, il les aime aussi fort qu’il les embrase.
« Moi, j’aime le clubbing. C’est encore un lieu communautaire, sacré pour moi. Là où les gens ne se regardent pas trop pour savoir qui ils sont dans la vraie vie. C’est pas la vraie vie, la nuit. Dans la vraie vie, regarde avec le Coronavirus, je m’aperçois qu’il y a plus de racistes que de gens malades (rires). La nuit, c’est différent. Tout le monde se drague, que tu sois pédé ou hétéro. Et que la fille soit chinoise ou rebeu, si elle te plaît, elle te plaît. On s’en fout de savoir de quelle origine elle est ou non. J’aime cette rencontre dans le clubbing… Et c’est moi le maître de cérémonie. C’est moi qui les fais danser. C’est incroyable quand j’y pense… Je suis né pour faire danser les gens (sourire).
Curieusement, mon grand-père a pris des photos de moi quand j’avais dix-huit mois, où on me voit avec des disques. Et il me disait : « Ta passion, c’était de jouer avec mes 45 tours, de mettre les disques sur l’électrophone et puis de les enlever. » J’étais trop petit pour actionner le bras mais je jouais des heures à ça. Le côté organique du toucher du vinyle était déjà là (sourire), va savoir si c’est pas ça aussi qui m’a influencé (sourire)…
Faire danser les gens ? Ouah… C’est un pouvoir phénoménal… Il y a une communication presque divine… Les gens pensent qu’on met simplement les disques et qu’on les enchaîne au hasard mais non. Chaque musique a sa propre énergie.
Les tubes fédèrent une sensation de bonheur. Tu as des instrumentaux minimalistes qui te mettent dans un état d’hypnose. Il y en a d’autres un peu plus tribaux avec un peu plus d’agressivité et tu as des morceaux avec davantage d’harmonies, un peu mélancoliques. Et c’est l’alchimie de tout ça qui fait que tu vas les tenir pendant quatre heures et les fédérer dans cette sensation de bonheur… Là, tu les tiens dans ta main, ils dansent et tu leur insuffles cet esprit de fête…
Oui, un Dj set, c’est un récit. À chaque fois, je raconte une histoire. Je te parlais de Farley « Jackmaster » Funk, mais son a capella je le reprends constamment pour le mettre sur des instrumentaux d’aujourd’hui pour qu’il soit toujours écouté par la nouvelle génération. Ceux qui ont cinquante piges le reconnaissent et se sentent bien. Et les plus jeunes le découvrent mais sur une musique qui leur parle… Et j’aime ça. Un set, au fond, c’est une histoire de ma propre bibliothèque musicale que je propose.
Cette culture musicale, je l’entretiens en produisant et en essayant d’amener toujours des sons différents sur le dance floor. J’ai fait un projet qui s’appelait « Africanism » pour lequel j’ai samplé des percussions. Je suis allé en Jamaïque enregistrer avec les musiciens de Gainsbourg pour l’album « Made in Jamaica » pour lequel j’ai été nominé aux Grammy Awards… J’ai même fait un bootleg sur « C’est Lundi » de Jesse Garon que j’ai fait venir en studio pour rechanter le titre, j’ai ralenti le tempo qui était très rockabilly, ça donne encore autre chose.
En fait, je pars tout le temps à la pêche musicale. Et pourquoi pas le « Salut à Toi » des Béruriers Noirs ?… Je suis sûr que je vais le reprendre pour le remixer… En plus, c’est d’actualité. Je n’ai aucune chapelle, aucune barrière. Sauf peut-être la techno ou le hard-rock… encore qu’ACDC… tant qu’on peut faire groover (sourire)… »
À la différence de Jeff Mills qui en son temps inventa la techno et se fout pas mal aujourd’hui de voir s’allumer ou non le dance floor, Bob Sinclar a gardé de ses premiers sets parisiens, aux platines du Palace ou des Bains-Douches, le bon esprit du Dj résident qui est d’abord là pour nous faire danser.
Il aimait chiner ses pépites de vinyle à New-York sur la 42é rue mais celle-ci, depuis quelques années déjà, a fait sa mue. La sulfureuse est devenue tranquille et propre sur elle. Un peu comme ce vaste monde qu’il a vu se rétrécir et ces grandes villes hier encore invraisemblables devenir communes.
Il observe que les gens passent parfois plus de temps à le filmer avec leurs smartphones qu’à entrer dans la danse qu’il leur suggère. Il regrette que la musique qu’on aime et qu’on découvre soit aujourd’hui dictée par des algorithmes qui ne remplaceront jamais la bonne prescription d’un disquaire cultivé. Mais le passionné qu’il demeure garde la ligne de sa quête perpétuelle.
Il devine que les pays qu’il visite recèlent des sons et des rythmes qui n’attendent que lui. Il sait que la ville où il se produira ce soir ou demain lui inspirera malgré tout son prochain set et votre bonheur à venir. Ses tubes planétaires et ses hits en or massif n’y ont rien changé, Bob Sinclar fait du sur-mesure à sa démesure. C’est ce qui le rend unique. Et tout à fait magnifique.
O.D