Ces images qui nous regardent : la campagne Francéclat

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Aujourd’hui, les plus belles pépites du comique ne sont plus au cinéma ou au théâtre. Il y a bien plus hilarant. Et c’est partout. C’est la pub. L’exemple du jour avec la campagne de Francéclat* en faveur des bijoux précieux ! 

Que voit-on ? Une jolie brune toute embijoutée, le regard azur et assuré, heureuse, rayonnante. 

 

>> Au premier coup d’œil, cette image est anodine : une pin-up, un produit, un slogan… le b.a.-ba de la réclame. Si banale, si « standard », qu’elle aurait dû se noyer mollement dans le tsunami publicitaire des fêtes de fin d’année. Mais l’Histoire est taquine. Cette campagne Francéclat « en faveur des bijoux précieux » a en effet été lancée mi-novembre, pour s’achever début janvier. Logique : c’est une idée de cadeau. Sauf que, le 17 novembre dernier, patatras, les Gilets Jaunes s’invitent dans nos rues. Serveuses, artisans, intérimaires, ils racontent les fonds de tiroirs, leur vie de rationnement, l’angoisse, etc.

Des témoignages par milliers. Un déluge. Recueillis par une presse parfois opportuniste ou démago… Noyés dans une liste de revendications foutraques… Brouillés par la « colère » toute professionnelle de casseurs d’obédiences diverses (ultragauche, extrême droite…). Peu importe : cette France des ombres, de ceux qui vivent de peu, prend soudain un visage.

Alors quoi ? 

>> Alors : choc frontal. Télescopage. Malaise. 

Vous venez d’entendre une retraitée raconter sa honte d’avoir à quémander ses repas au Secours Populaire… Ou le désarroi laconique d’un jeune couple, à découvert dès le 5 du mois… 

Puis vous ouvrez, au hasard, les Cahiers de L’Express pour tomber nez à nez avec cette beauté au sourire tranquille, soulignée d’une mention qui semble subitement surréaliste : « CAMPAGNE COLLECTIVE EN FAVEUR DES BIJOUX ». 

Certes, on connaissait les campagnes destinées à promouvoir le lait (« Le lait : source naturelle de réconfort »), la viande rouge (« Le bœuf, tout simplement »), les merveilles de nos terroirs, le made in France, etc.   

Mais chaque fois, on pouvait vaguement mesurer – au-delà d’intérêts catégoriels bien compris – l’utilité de la démarche : fortifier nos bambins en calcium ou protéine… Soutenir nos paysans et nos entreprises, malmenés par la mondialisation, etc. 

Là, s’agissant de bijoux – « précieux » qui plus est – on bloque. Un je ne sais quoi grince dans nos têtes : ça bugge. Pourquoi ? Parce que le bijou, par essence, est accessoire. C’est l’incarnation même de l’achat à faire… lorsqu’on a déjà tout.

Alors oui, d’accord, on trouvera toujours quelques coquettes pour préférer s’offrir un pendentif plutôt que de remplir leur frigo vide. Mais dans l’inconscient collectif, la rivière de diamants… entre dans la shopping list quand on a dépassé l’aisance, touché les rivages de la fortune, et qu’enfin, quelle que soit la dépense, son prix, sa futilité, etc., rien ne viendra jamais troubler votre sérénité matérielle.  

>> Faire « campagne en faveur des bijoux », c’est donc promouvoir l’inutile, faire l’éloge du superflu… Et promouvoir le superflu, au moment même où déferle la cohorte de ceux qui, justement, n’ont pas le nécessaire, c’est… obscène.

Soyons justes : ce n’est pas Francéclat, encore moins ces aimables bijoutiers-horlogers, qui ont inventé nos disparités sociales. Certes, ils peuvent incarner ces clivages (pas davantage, toutefois, que Maserati ou La Tour d’Argent), mais là : ils ne font que défendre leur activité. 

On ne saurait les en blâmer puisque le secteur patine : croissance en berne, baisse du nombre de bijoutiers**. Or, l’acquisition de bijoux se concentre autour des fêtes de fin d’année (les achats dits « impulsifs » représentant à peine 24% des ventes).

Francéclat n’avait donc guère le choix : elle DEVAIT faire campagne dès novembre. Et Nostradamus ne figurant pas au nombre de ses employés, elle ne pouvait prévoir les Gilets Jaunes, encore moins de se retrouver dans la position gênante de fêter l’inutile… devant ceux qui n’ont pas l’essentiel.  

Mais en quoi est-ce si « gênant » me direz-vous ? 

Parce que vanter le solitaire à 7000 euros face à de pauvres bougres qui peinent à faire le mois avec 700… donne immanquablement le sentiment d’une indifférence assumée aux détresses du monde, d’une absence de compassion, d’empathie, etc…

>> Entendons-nous bien : nos sociétés, malgré leurs racines chrétiennes (par définitions charitables), malgré l’inflation de discours vantant le « partage », l’« échange »,  la « solidarité »… tolèrent tout à fait cette indifférence, pour peu qu’elle soit discrète, qu’elle ait la politesse de laisser quelques kilomètres entre le luxe et la misère.  

C’est leur proximité, leur brutale rencontre dans le même temps, le même espace, qui rend soudain dérangeant… ce sur quoi d’ordinaire on ferme les yeux.

Cette campagne est d’abord obscène malgré elle, par l’effet d’un fâcheux hasard. Bad luck. Bad timing. On imagine bien que Francéclat n’avait guère l’intention de heurter la « France d’en bas » ***. 

Malheureusement, elle s’avère aussi obscène en soi. Oh, ça n’est pas frappant. Ça tient à presque rien. Quelques mots. Une formule creuse – « Les bijoux précieux ont le pouvoir de vous révéler » – mais pleine de sens, révélatrice d’une manière de voir où le cynisme le dispute à l’hypocrisie.

>> Car elle élude sciemment la question de l’argent. Elle fait comme si TOUS les lecteurs, sans exception, avaient les moyens d’acquérir ces chers bijoux. Or, nous savons que… euh, non. Que le précieux est inaccessible à beaucoup. Autrement dit, que le « vous » de la phrase, énoncé comme universel, désigne en fait une mince élite. 

L’accroche de la campagne – « Le diamant fait rayonner votre élégance » – affiche la même (fausse) naïveté : le « votre » s’adresse à toutes les femmes… Il fait semblant du moins. Sachant pertinemment que celles en mesure de « faire rayonner » leur élégance à coup de diams ne courent pas les rues. 

Conclusion : nous voilà devant un foutage de gueule… discret mais patenté.

C’est agaçant, nous sommes d’accord. Mais au moins, c’est aussi l’occasion d’un bon fou rire, qui nous est offert par cette formule aux accents militants : « campagne collective en faveur des bijoux ». 

Comme si les bijoux étaient menacés d’extinction, m**** alors ! A l’instar des pandas, des bébés phoques et des propriétaires de Renault Fuego. Au point qu’il faille les défendre, les soutenir urgemment.

A croire que la Place Vendôme a touché le fond, qu’elle est promise à la démolition, bientôt remplacée par un Super U, deux kebabs, un coiffeur pour chiens, voire un sex-shop ! Quelle misère.

Alors quoi ? Après les Gilets Jaunes, verra-t-on descendre dans les rues les Gilets Ors ?

Olivier Ghis.

*C’est le joli nom donné au Comité Professionnel de Développement de l’Horlogerie, de la Bijouterie, de la Joaillerie, de l’Orfèvrerie et des Arts de la Table… Autrement dit, l’organisateur de la campagne.

**Les ventes en France de montres et de bijoux ont piétiné en 2017 à 5,6 milliards d’euros. Tassement observé depuis quelques années déjà, et qui se traduit par une baisse continuelle du nombre de HBJO (Horlogerie-Bijouterie-Joaillerie-Orfèvrerie), particulièrement en ville : on en dénombrait encore 8 000 en 2001, elles ne sont plus que 6000.

D’autres facteurs pèsent par ailleurs sur le secteur : morosité liée aux attentats de 2015, loi anti-corruption en Chine, nouvelles réglementations françaises limitant le paiement en espèces.

Mais si le marché français est plutôt assoupi, la joaillerie de luxe observe une croissante constante au niveau mondial, passant de 150 milliards de $ en 2011 à 200 milliards de $ en 2018. Et pour cause : depuis la crise financière de 2009, la joaillerie est considérée comme une valeur refuge, moins soumise à la volatilité que les valeurs boursières, plus sûres que des institutions bancaires à la transparence parfois discutable. 

*** que l’historien Maxime Tandonnet définissait ainsi en 2017 : « 8 à 9 millions de pauvres… 5 à 6 millions de chômeurs… 3,2 millions de mal-logés… 2 millions de bénéficiaires du RSA ».

Publié dans Pub

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