Avant, il travaillait. Aujourd’hui, il joue. Directeur du théâtre Hébertot depuis 2013, Francis Lombrail ne fait pas seulement le bonheur de son public, il vit aussi le deuxième acte de sa propre vie. Rencontre avec un homme qui a choisi de faire vivre le théâtre en ne vivant que pour lui.
En cette fin de journée, la scène d’Hébertot se découvrait comme on ne la voit jamais. Sans filtres ni paravent, elle offrait à voir ses dessous chics et livrait un peu des histoires fortes qui allaient bientôt s’y jouer. Côté cour, une vaste bibliothèque ornée d’un crucifix et un pupitre depuis lequel on imaginait bien volontiers un prêtre s’adresser à ses fidèles. Côté jardin, de simples banquettes mais suffisamment longues et spacieuses pour qu’au moins douze jurés puissent s’y asseoir. Les décors de Transmission et de Douze Hommes en Colère se faisaient face et n’attendaient plus que leurs personnages.
Le maître des lieux nous racontait l’histoire de son beau théâtre lorsque justement l’un des acteurs du soir a fait son entrée. Dans deux heures, il s’appellerait Tim Farley, prêtre chargé par sa hiérarchie d’encadrer un jeune séminariste à la fougue débordante. À cet instant, il s’appelait encore Francis Huster. « C’est toi qui va lui poser des questions ? J’aimerais être à ta place… Oui, j’aimerais lui demander s’il a enfin conscience qu’il est un comédien ?… Et un grand comédien ? » Le maître des lieux a souri et puis il a baissé les yeux. Celle-là, Francis Lombrail ne l’avait pas vue venir.
Depuis sept ans qu’il dirige le théâtre Hébertot, il semble de toute façon moins se soucier d’être reconnu pour son jeu que de savourer chaque soir le bonheur de vivre enfin ce qu’il a si longtemps désiré. Et ce jour-là, il était encore tout à sa joie d’avoir fait salle comble la veille.
« Hier soir, c’était notre quatrième première pour « Douze Hommes en Colère » et on était quasiment complet, on était à plus de 530 spectateurs… payants (sourire). Dans cette époque si difficile, à cause des mouvements sociaux, à cause de cette épidémie, on était heureux ! Heureux que le public soit au rendez-vous (sourire) !
Quatrième première, ça veut dire que c’est la quatrième distribution et qu’on a passé les 302 représentations… on va maintenant vers la 400é. On a commencé avec Bruno Wolkowitch dans le rôle du huitième juré. Il a ensuite laissé sa place au très talentueux également Bruno Putzulu, qui nous fait le plaisir et l’honneur d’être avec nous depuis deux ans maintenant.
Le texte est magnifique ! Reginald Rose l’a écrit en 1953 pour la radio. Ensuite, grâce à la rencontre avec Henry Fonda, ils ont fait le film avec Sidney Lumet en 1957. Il y a trois ans, je me suis risqué à le réadapter. Et je pense que j’ai bien fait.
On l’a légèrement réactualisé. On lui a apporté une fluidité qui permet aussi à chaque comédien de s’exprimer parfaitement bien. C’est une pièce totalement démocratique, au sens où il n’y pas de petit ou de grand rôle, tout le monde est important et apporte énormément de nourriture au sujet. Et le sujet est éternel : Est-ce que, quelques fois, il ne vaut pas mieux un doute qu’une certitude ?
Moi ce qui m’intéresse dans un texte, c’est l’humain. Que ce soit une femme, un enfant, un homme, qu’il soit jeune ou âgé, c’est ce qui se passe avec l’humain. Qu’est-ce qui se passe avec « Douze Hommes en Colère » ? Vous avez onze types qui vont tout de suite voter la culpabilité, donc qui vont envoyer un jeune garçon de seize ans sur la chaise électrique.
Et vous avez un homme, qui est joué magnifiquement par Bruno Putzulu qui, lui, s’interroge. C’est tout. Il dit : « Attendez ! Je ne suis pas là pour dire qu’il est coupable ou innocent… il faut que nous en parlions ! On ne peut pas décider de la vie ou de la mort d’un homme, comme ça, en quelques secondes. »
Donc, il les force à revenir sur eux-mêmes, sur leurs failles, leurs fragilités. Et il les oblige à s’interroger, eux, avant de donner une réponse à la question de la culpabilité ou de l’innocence : « Je suis là pour décider de la vie de quelqu’un mais est-ce qu’il ne faut pas que je regarde d’abord la mienne, ce qu’elle a été ? Et est-ce que la décision que je vais prendre émane d’une réflexion ou d’une vengeance sur moi-même, sur ma vie ? » Et ça, c’est magnifique. Le théâtre, c’est une telle remise en question… »
Si on veut bien considérer que la vie est une pièce de théâtre, Francis Lombrail, après avoir longtemps tourné autour du bel objet de sa passion, a un jour enfin pris le temps d’écrire le deuxième acte de la sienne. C’était risqué sans doute, inconscient auraient pu dire certains, mais ça a tout changé. On ne peut pas toujours tourner le dos à son bonheur.
« Oui, j’ai commencé par vouloir être comédien… J’ai commencé avec un garçon formidable qui était Bruno Pradal (Formé au Centre d’Art Dramatique de la rue Blanche et révélé en 1971 dans « Mourir d’Aimer » d’André Cayatte, aux côtés d’Annie Girardot, Bruno Pradal s’est ensuite rendu très populaire en incarnant notamment Édouard Dabert, un pionnier de l’aviation dans « les Faucheurs de Marguerites » . Il a poursuivi sa carrière au cinéma, à la télévision et au théâtre. Il a perdu la vie dans un accident de la circulation en 1992-ndlr). On s’est connus à l’âge de seize ans. On a fait notre service militaire ensemble et on a commencé à jouer ensemble… Et puis, ensuite, la vie en a décidé autrement.
Ma mère était atteinte d’une grave maladie et mon père m’a demandé de continuer mes études et de la « rassurer ». En tout cas, pendant aussi longtemps que durerait sa maladie. Je l’ai fait. C’est un « rôle » que j’ai réussi… grâce à Dieu, elle a vécu quinze ans de plus. Au bout de quinze ans, elle est partie. J’étais devenu commissaire-priseur et j’ai continué à l’être pendant vingt-sept ans. Et un jour, j’ai décidé que je revenais au théâtre.
J’avais un tableau, je l’ai mis à la banque. J’ai emprunté de l’argent. Et j’ai acheté un théâtre, le théâtre Hébertot (sourire). La première pièce qu’on a jouée ici, avec moi comme directeur, c’était « le Père » avec Robert Hirsch, la pièce de Florian Zeller mise en scène par Ladislas Chollat (sourire)…
Mais pendant ces vingt-sept ans, j’ai souvent été frustré, vous ne pouvez pas imaginer ! Claude Piéplu disait : « Pour être un bon acteur, il faut d’abord être un bon spectateur ! » C’est merveilleux d’être spectateur, c’est participer à ce qui est en train de se passer dans la salle… mais je ne rêvais que d’une chose, c’était de monter sur ce putain de plateau (rires ) !!
Et c’est vrai que durant cette période, j’ai été un commissaire-priseur hors des codes attendus pour un officier ministériel (rires). Je les ai inquiétés au début mais j’observe que maintenant, ils ont repris parfois certaines de mes idées (sourire)… Et puis, vous avez raison, Drouot est un théâtre, comme toutes ces salles des ventes où circulent tous ces objets qui racontent des vies d’hommes et de femmes, qui sont vendus et passent dans d’autres mains, entrent dans d’autres vies… Mais enfin, à bien choisir, je préfère être dans un théâtre sur le plateau que dans une salle des ventes avec un marteau (sourire).
Oui, j’ai donc quitté la charge d’officier ministériel pour devenir un saltimbanque… mais je suis un peu gitan, vous savez (rires). Mon père était français du sud-ouest, ma mère était espagnole… j’ai pris beaucoup du côté espagnol (sourire). »
Quoi qu’il ait pris d’un versant ou de l’autre des Pyrénées, Francis Lombrail n’a pas omis le sens du partage. Avec ses compagnons de jeu comme avec le public, lequel lui donne raison chaque soir de s’être risqué sur une autre route que celle qui s’offrait pourtant toute tracée. Bruno Putzulu témoigne ainsi que le directeur d’Hébertot au sein de la troupe des Douze Hommes en Colère est un comédien au même titre que les onze autres. À peine si on se souvient parfois qu’il est le taulier. Quant aux spectateurs, parce qu’il a sans doute aussi longtemps été à leur place, Francis Lombrail ne pense qu’à eux.
« Il ne faut pas que les gens s’emmerdent au théâtre. Il faut que ça vive ! Il ne faut pas se regarder le nombril quand on joue au théâtre. Faut pas essayer de faire quelque chose qui n’existe que pour vous et que vous ne partagez pas avec les autres. Bien-sûr, le théâtre est parfois expérimental, c’est alors un théâtre de laboratoire. Il faut que les gens qui y viennent sachent qu’on essaye des choses.
Mais le théâtre, c’est vrai, a perdu un peu de son attrait auprès de certaines générations parce qu’on a joué des choses parfois un peu ennuyeuses et qu’on s’est pris quelques fois un peu trop au sérieux. Alors qu’il fallait faire des choses d’une façon plus légère…
Regardez un Molière ou un Shakespeare, ça ne s’est jamais démodé ! Parce que c’est truculent, parce que c’est la vie ! Parce que c’est la critique d’une société, parce que ce sont les bassesses et les grandeurs des hommes et des femmes… C’est ça qui est merveilleux au théâtre ! Ça, ça fait réagir les gens ! Ça les fait rire… et ils ne s’ennuient pas. Ils vivent quelque chose avec vous. Il faut que ce soit vivant, le théâtre ! »
La « grande famille » du théâtre le laisse dubitatif. Arrivé tard dans ce métier, il en a surtout découvert les lignes de fracture qui obéissent à cette cartographie d’un autre siècle qui sépare encore le Public du Privé. Il aimerait que le théâtre, comme l’humanité dont il se fait l’écho et le miroir, apprenne à se métisser davantage. Et en fait de famille, c’est surtout en la sienne qu’il croit. Celle qui s’étoffe et s’enrichit à chaque pièce de ces comédiens qui viennent vivre et travailler à Hébertot.
Il y a dans sa loge, au-dessus du miroir, cette vieille photo comme une photo de famille, où l’on voit Michel Bouquet dans ses premiers printemps donner la réplique à Maria Casarès. Michel Bouquet qui était Scipion quand Gérard Philippe était Caligula lorsqu’en 1945, la pièce d’Albert Camus fut créée ici-même et qui revint d’ailleurs sur cette même scène en 2014 avec le Roi se Meurt de Ionesco.
Juste en-dessous de la sienne, se trouve une autre loge. Elle fut celle de Robert Hirsch, dont Francis se souvient qu’il aimait le sport au point de regarder les chaînes spécialisées jusqu’à pas d’heure. Il se souvient aussi que l’acteur génial était seul, très seul. Et puis croisé en partant, beau comme un soleil sur son vélo de compétition, celui qu’il reconnaît comme son frère, Bruno Putzulu. Ces lignes n’ont évidemment pas la prétention de la rassembler au grand complet, mais elle est là, la famille de théâtre que Francis Lombrail a su composer.
Longtemps, il a attendu le moment où il pourrait vivre vraiment, intensément, passionnément. Le jour où il s’est offert le bel Hébertot, Francis Lombrail a banni l’ennui. C’est toute la force du théâtre, il ne change pas le monde, il peut juste changer nos vies. Il a simplement changé la sienne.
O.D
À l’affiche en ce moment du théâtre Hébertot :
Transmission, de Bill C. Davis. Nouvelle adaptation de Davy Sardou, mise en scène de Steve Suissa. Avec Francis Huster et Valentin de Carbonnières.
Douze Hommes en Colère, de Reginald Rose. Adaptation de Francis Lombrail, mise en scène de Charles Tordjman.
Avec Jeoffrey Bourdenet – Antoine Courtray – Philippe Crubezy
Olivier Cruveiller – Adel Djemaï – Christian Drillaud
Claude Guedj – Roch Leibovici – Pierre Alain Leleu
Francis Lombrail – Bruno Putzulu – Pascal Ternisien
Et en alternance :
Yves Lambrecht – Xavier de Guillebon – François Raüch de Roberty – Thierry Gibault – Thomas Cousseau