On ne l’espérait plus. Et pourtant… Stephan Eicher revient avec un nouvel album, Homeless Songs. Un bijou.
Putain, 7 ans ! Ça fait sept ans que Stephan Eicher n’avait pas livré de nouvelles chansons. Bien sûr, il y a eu Hüh!, sorte d’album de reprises folkloriques de quelques uns de ses titres sorti en février 2019 et enregistré avec Traktorkestar, fanfare bernoise bien barrée. Mais depuis, silence radio.
On pensait alors que le Suisse n’avait plus d’inspiration. Qu’il appartenait au passé. L’explication était tout autre. Après un gros différend avec Barclay, sa maison de disques, il avait été réduit au silence avec même une interdiction grotesque de donner la moindre interview. Cette fois, il revient avec une nouvelle maison de disques, Polydor. Seul point commun entre les deux, elles appartiennent toutes deux à Universal.
Comme quoi, une seule personne, qui s’y connaît en musique autant qu’un rappeur en grammaire, peut facilement bloquer la vie créative d’un artiste. Heureusement, Stephan Eicher n’a pas baissé les bras. Il avait été jusqu’à composer un album éphémère de douze titres, de douze minutes au total, Universal ayant décidé en 2015 de diminuer de 60% le budget qui lui était alloué. Finalement, Eicher est bel et bien là.
Avec Homeless Songs, ce nouvel album, le Suisse revient en force et en douceur. Plus qu’un disque, c’est un joyau. Quatorze titres sublimes, envoûtants, au sein desquels les instruments semblent davantage mis en avant. Des titres comme Je n’Attendrai Pas, Toi et ce Monde ou Prisonnière, ne peuvent pas laisser indifférent. Évidemment, il y a les paroles signées Philippe Djian. L’auteur de Bleu Comme L’Enfer, 37°2 le Matin ou Impardonnables, délivre des mots simplement beaux.
Enrobés par des arrangements où les cordes, le piano et certains instruments comme le hautbois prédominent, il est difficile de ne pas résister, de ne pas être attiré par cette tristesse évidente, cette mélancolie, cette douleur, chantée avec douceur par Eicher. Le chanteur ne chante pas, il nous parle. Il évoque des entiments, des situations, au sein desquels chacun peut se reconnaître. On en vient presque à maudire ce couple artistique tant il a de talent, excelle et arrive à nous retourner en un rien de temps. Il nous emporte dans un monde où le mot bonheur est synonyme de souvenir. Et pourtant, on s’y sent tellement bien…
Autre moment fort, ce trio formé avec Miossec et Axelle Red. Il ya quelques années, dans les années 90, Stephan Eicher reprenait Putain Putain, véritable hymne européen signé Arno. Il avait d’ailleurs immortalisé cette reprise sur Non Ci Badar, Guarda E Pasa, album live sorti en 1994. Cette fois, il recrée l’Europe avec une Belge et un Français. Les trois interprêtent La Fête est Finie. Et là, on ne peut faire qu’une chose : écouter attentivement. Sans dire un mot. On pense à Hemingway, à Tennesse Williams… Ça fait mal. La fête, les abus d’alcool et de clopes, Miossec connaît. La fête est terminée pour lui, le dos cassé à cause d’un accident de voiture. Il est désormais obligé de s’appuyer constamment sur une canne. La musique, en revanche, continue.
Stephan Eicher explore même quelques contrées folk. Avec Homeless Songs, tout d’abord. Sa fin, guitare sèche et harmonica, fait immédiatement penser au Ghost Of Tom Joad, album folk et acoustique signé Bruce Springsteen, sorti en 1995. Et puis il y a cet ovni. Au milieu de ces textes qui ne sonnent pas franchement la joie de vivre, surgit Né un Ver. Le morceau, bien déconnant, a été enregistré avec Dan Reeder. Ce nom ne vous dit peut-être rien mais l’Américain établi à Berlin, est considéré comme un des plus artistes les plus importants de la musique folk actuellement. Les deux hommes semblent prendre du plaisir à jouer ensemble et ça s’entend vraiment. Ça se ressent, même. Ils jouent une sorte d’opérette moderne assez drôle.
Côté humour, voire double sens, le chanteur commence son album avec Si Tu Veux (Que je Chante). Le morceau est dédié à son ancien président de maison de disques, aujourd’hui viré, qui l’avait considéré comme un moins que rien, faute de grand succès populaire récent. On pourrait aussi y voir la mise en abyme classieuse d’une relation de couple où la séparation s’est mal passée. C’est un peu la même chose avec Monsieur – Je Ne Sais Pas Trop. Le morceau jazzy, s’adresse-t-il à une femme ? À son ancienne maison de disques ? En tous cas, e constat est négatif. Il est d’ailleurs enchaîné avec Broken. Un très court morceau, simple et lipide ou Eicher répète «Everything Is Broken» («Tout Est Cassé» in french)…
Plus européen que le moindre de ses compatriotes, Stephan Eicher chante en anglais, en allemand, en bernois et en français, of course my dear ! Les textes bernois sont tous signés par Martin Suter, écrivain zurichois dont les paroles, en suisse allemand, restent incompréhensibles pour le commun des mortels excepté pour les habitants de Zurich et les alentours, ce qui fait tout de même pas grand monde. Un seul texte est en allemand. Wie Einem Der Gewisseit Hat (Comme Celui Qui A La Certitude), enregistré avec l’artiste allemand touche à tout Gregor Hilldebrandt, vient clore, avec une mise en musique magnifique, ce quatorzième album studio.
Avec Homeless Songs, Stephan Eicher livre quatorze morceaux intimes, voire intimistes. On est très loin de l’époque de Combien De Temps ou ou de celle Des Hauts, Des Bas. On est encore plus loin de Grauzone, groupe de pop synthétique fondé avec son frère Martin au début des années 80, dont le tube Eisbär a récemment été repris et rédapaté par le groupe de Metal allemand Eisbrecher en 2017.
Musicalement, le Suisse se transforme brillamment en compositeur classique. On l’imagine dirigeant le hauboïste, les violonistes, ou les flûtistes durant les séances d’enregistrement, tel un chef d’orchestre attentif, studieux, et concentré. Stephan Eicher semble avoir trouvé une certaine sérénité. La joie de vivre n’a jamais été son fonds de commerce. Et alors ?
Homeless Songs n’est pas un simple disque. C’est un joyau dont on ne se lasse pas et dont il faut prendre soin. Un album aussi beau que la photo de Greta Garbo dissimulée derrière une vitre ruisselant de pluie qui illustre la pochette. À moins que ce ne soient des larmes… Des larmes, vous en aurez sans doute à votre tour à l’écoute de cette merveille, mais de bonheur !
Laurent Borde
Homeless Songs/Stephan Eicher /Polydor
Stephan Eicher est actuellement en tournée en France. À noter, trois dates parisiennes, du 18 au 20 novembre, dans la superbe salle de l’Opéra Comique.