C’est avec Un homme qui boit rêve toujours d’un homme qui écoute, une création de Denise Chalem, qu’Ibrahim Maalouf fait ses premiers pas au théâtre. Un conte d’aujourd’hui où le génial musicien révèle une nouvelle facette de son talent et offre une autre part de son humanité. Un bonheur !
La dernière fois qu’il nous avait cueillis avant de nous faire monter très haut, c’était à Bercy où il était venu conclure son Capacity to Love Tour. Vous dire qu’on avait alors tutoyé les anges serait peu dire. L’autre soir, au 13é Art de la place d’Italie, same player shoot again, il a récidivé et nous en a collé une de la même couleur. Il est comme ça, Ibrahim Maalouf, il a été livré sans l’eau tiède. Et sur scène comme sur les planches, il déploie l’arc-en-ciel des émotions fortes.
Aux côtés du tout à fait magistral Thibault de Montalembert et de la non moins sublime Sarah-Jane Sauvegrain, oui ici quand on aime on l’écrit, il fait ses tout débuts de comédien sous la direction de Denise Chalem, qui a eu l’excellente idée d’adapter au théâtre les lumineuses chroniques de notre confrère du journal Le Point, Kamel Daoud.
Un homme qui boit rêve toujours d’un homme qui écoute est l’histoire d’une amitié profonde et complice entre deux hommes que la Méditerranée sépare et qu’au fond tout rapproche. Comme le goût de vivre. Et le choix d’aimer les femmes et le vin, les mots et les notes, la lumière et la liberté.
À Mostaganem, Zireg a vécu la décennie noire qui a déchiré l’Algérie. Il conserve de ces années de braise et de sang une colère inextinguible contre les obscurantistes qui cachent leur haine de la vie et de l’amour derrière leurs barbes de dévots. Il écrit parce qu’il ne sait pas comment faire taire « le chien qui aboie dans sa tête » .
À Paris, Pierre est un musicien qui bouillonne d’idées et voudrait faire « hurler sa trompette » . À la gravité parfois amère de Zireg, il oppose une légèreté souriante et presque enfantine. Il était pourtant ce soir-là au Bataclan. Il y a du Alceste chez Zireg, du Scapin chez Pierre et les deux s’aiment comme on aime le frère qu’on s’est choisi.
Au fil des saisons et de leurs échanges, c’est notre siècle qui se montre tel qu’il est. Passé au scalpel d’un texte d’une rare richesse qui dit avec force la folie de ces hommes qui cherchent leur salut mais que les religions ont déjà enterrés vivants, faisant du monde « une vaste salle d’attente » où chacun patiente avant de gagner l’hypothétique paradis.
Il dit aussi la violence faite à leurs femmes jusqu’au déni de leur droit à vivre. Il faut entendre la parole, tellement plus éloquente que tous les discours, de cette musulmane qui s’intercale entre deux scènes comme la muse inspirante ou l’incarnation des propres mots de Zireg, portée magnifiquement par Sarah-Jane Sauvegrain, pour en prendre la mesure.
C’est l’Algérie qui s’épie et se dénonce au tribunal de la piété. C’est la France à l’heure des réseaux hystériques, du wokisme débridé et du racisme décomplexé. C’est le monde covidé contraint d’avancer masqué comme d’autres vivent voilées. C’est politique et engagé, drôle et glaçant. C’est eux et c’est nous.
« Cette pièce nous redonne le sens de la nuance, le sens de la mesure. »
« Denise Chalem a écrit cette pièce en pensant à moi, elle m’a vu dès le premier mot dans le rôle et donc elle l’a écrit en faisant en sorte que ce personnage, Pierre, entre en résonnance avec certaines de mes propres convictions… C’est l’avantage d’être dans une création, dans une pièce aujourd’hui…
Et puis, l’écriture de Denise est étonnante et en même temps rassurante pour quelqu’un comme moi qui fait ça pour la première fois parce qu’il y a à la fois une vraie profondeur, les textes de Kamel Daoud sont forts et très engagés, mais d’un autre côté, il y a une relativisation des textes de Kamel avec un regard qui va être plus celui du contradicteur que je représente dans cette pièce…
Donc, il y a de la profondeur mais il y a aussi de l’humour, il y a des moments de douleur et d’autres beaucoup plus légers et c’est cette façon de jongler dans laquelle je me reconnais, parce que ça ressemble à la vie, finalement…
C’est pas du Hamlet, c’est pas du Molière, c’est la vie et c’est la vie d’aujourd’hui ! Ce sont les débats d’aujourd’hui, la contradiction du monde dans lequel on vit aujourd’hui…
C’est en même temps ce qui est intéressant dans cette pièce et c’est le risque que Denise Chalem prend, c’est à dire que c’est une pièce engagée mais qui ne tranche jamais vraiment… La beauté de ce dialogue réside dans le fait qu’on est d’accord pour reconnaître qu’il y a des problèmes, on est d’accord autour de ces bouteilles de vin (sourire) pour dire qu’il y a un truc qui tourne pas rond mais on ne dit pas quelle est la solution… Parce qu’on n’en a pas forcément ! Par contre, on débat et on est d’accord parfois d’être en désaccord (sourire)…
En ce sens, cette pièce c’est aussi un pied de nez à cette époque X Twitter, où il faut absolument qu’on ait un avis tranché sur tout… Il y a une forme d’injonction à donner son avis et un avis tranché, et donc, de toute façon, tu te fais forcément des ennemis ! Quand tu donnes ton avis en 140 caractères, tu ne peux pas avoir un avis mesuré, complet, tu es obligé de résumer, d’essentialiser tout et de faire des amalgames…
C’est comme si, quelque part, notre époque nous poussait à nous taper sur la gueule les uns les autres !… On peut se poser la question du pourquoi… Et cette pièce, au-delà du pourquoi, elle remet en valeur la nécessité de ne pas être d’accord et d’être d’accord de ne pas être d’accord… Et de se dire qu’en fait, ce n’est pas grave si on n’est pas d’accord sur ce sujet-là…
On va pas se taper sur la gueule, on a le temps, on a toute la vie pour essayer de trouver des solutions et essayer de se comprendre les uns les autres… Tant qu’il y a de l’amitié, tant qu’on partage une bonne bouffe, tant qu’on partage une bonne bouteille (sourire), et peu importe ce qu’on partage d’ailleurs… On va être d’accord de ne pas être d’accord et c’est pas un drame, en fait !… Et ça, je pense que ça nous manque aujourd’hui, ça nous manque vraiment… Oui, cette pièce nous redonne le sens de la nuance, le sens de la mesure. »
« Là où la femme commence à être maltraitée, c’est le jour où la religion devient une politique et donc devient un instrument de pouvoir et d’oppression. »
« La femme musulmane qu’incarne Sarah-Jane n’est pas la somme de toutes les femmes musulmanes, elle est une parmi d’autres…
C’est un cas qui existe et il faut en parler mais Denise Chalem, c’est important, ne fait pas d’amalgame… C’est ce dont parle Kamel Daoud qui ne dit pas que toutes les femmes arabes ou musulmanes vivent comme elle avec un mec qui les frappe ou dans un cadre islamiste… Le message qu’on essaye envoyer porte sur un cas précis…
Sinon, au-delà de ça, ce que ça me dit c’est qu’on est très très très loin des idéaux sociaux dans lesquels j’ai grandi depuis toujours, que ce soit au Liban ou en France…
Jusqu’à il n’y a pas très longtemps, j’avais la chance d’avoir une grand-mère qui nous a malheureusement quittés à 99 ans mais avec qui j’ai beaucoup vécu, notamment ces trois quatre dernières années où elle vivait avec nous, elle habitait chez moi, et on parlait énormément…
Et Odette, elle me parlait tous les jours de cette époque incroyable où elle montait en voiture avec son père, ils allaient d’Alexandrie à Jaffa, et ensuite remontaient à Beyrouth… Comment ils achetaient des glaces sur la route… Comment les Musulmans, les Juifs, les Chrétiens vivaient très bien ensemble…
Elle me racontait comment les femmes musulmanes, depuis, n’avaient jamais été traitées aussi mal par leur culture ! Et qu’au contraire, il y avait à ce moment-là une liberté ! Que les femmes à Beyrouth, même musulmanes, pouvaient aller nager en maillot de bain dans la mer et qu’il n’y avait aucun problème ! Et que ce sont les politiciens qui se sont servis des religions pour en faire ce que c’est aujourd’hui !
Et donc, ma réflexion, et je pense que c’est un peu dans le sous-texte aussi de la pièce même si on n’en parle pas, c’est qu’il y a un problème politique avec les religions et non pas un problème de religions à proprement parler… C’est ce que dit un peu Kamel Daoud aussi dans son texte…
Donc, moi, ma position elle est là, elle est dans l’importance de rappeler, en tout cas sur ces trois religions monothéistes présentes autour de la Méditerranée, qu’il n’y a jamais eu de problèmes et qu’il ne devrait plus y en avoir, et pour moi il n’y en a pas… Et que là où la femme commence à être maltraitée, c’est le jour où la religion devient une politique et donc devient un instrument de pouvoir et d’oppression. »
De ces premiers pas au théâtre, Ibrahim Maalouf retient déjà qu’il lui a été offert d’ouvrir encore une autre porte. S’il dit ne jamais se laisser déborder par la colère et préférer le calme aux avis de tempête, il confie avoir dû lâcher prise pour ce rôle et monter haut dans les tours, découvrant alors une autre part de lui-même.
Comme ceux qui aiment et savent voyager, il est venu curieux de découvrir et de se confronter à l’inconnu. Sa trompette et son piano l’accompagnent parfois mais il lui a fallu respirer, se mouvoir et projeter sa voix autrement. Il est d’ailleurs reconnaissant à Denise Chalem et à Thibault de Montalembert d’avoir été ses premiers de cordée sur ce sentier qu’il n’avait encore jamais balisé.
Aller là où il ne s’attend pas, c’est de toute façon ce qui le met en mouvement depuis aussi loin qu’il se souvienne. Il n’a pas le goût des étiquettes qui ont la colle dure, pas plus qu’il n’aime s’abriter derrière les certitudes qui emmurent.
De ce point de vue, il peut être heureux. Un homme qui boit rêve toujours d’un homme qui écoute est une pièce que ses beaux moments de grâce n’empêchent jamais de regarder le monde en face. Et qui à ce titre vous voit repartir avec sans doute plus de questions que de réponses.
Mais comme d’autres ont pu le ressentir avant nous, est-ce que douter ce n’est pas toujours et surtout exister ?
O.D
Un homme qui boit rêve toujours d’un homme qui écoute, une pièce de Denise Chalem inspirée des chroniques de Kamel Daoud parues au Point, musique d’Ibrahim Maalouf. Avec Ibrahim Maalouf, Thibault de Montalembert et Sarah-Jane Sauvegrain.
À l’affiche du 13é Art jusqu’au 31 mars.