Musicien et marathonien, lorsqu’il court, Xavier Berlingen n’est qu’images et musiques. Avec lui, vous redécouvrez les plus beaux classiques.
Cet après-midi, j’ai commencé à courir sous une pluie fine accompagnée d’une couche de brume que j’ai laissée derrière moi en arrivant sur le plateau. Un ciel hivernal dont l’aspect s’est transformé au bout de quelques kilomètres, laissant apparaître de part et d’autre des morceaux de ciel bleu. Un ciel en mouvement dont l’apothéose m’apparaitra sur le chemin du retour sous la forme d’un coucher de soleil vif orangé entouré d’arabesques de nuages gris clairs. J’étais en face d’un tableau vivant typique de l’époque romantique du XIXe siècle…
Il m’est alors venu à l’esprit un précurseur de ce courant, un des plus grands génies de la musique né il y a 250 ans. En fait, à mon avis un des plus grands génies que la terre ait jamais portée. Et je ne dis pas cela parce que nos deux noms commencent et se terminent de la même manière, avec le même nombre de lettres, neuf…
Vienne, 7 mai 1824, Ludwig van Beethoven se trouve dans le carrosse qui le conduit au théâtre de la cour impériale pour assister à la première de sa neuvième symphonie. Il a 54 ans et souffre d’une surdité devenue totale avec le temps. Un traumatisme qui l’a éloigné de la scène depuis déjà douze ans. Ludwig, à la pensée toujours bouillonnante, empreint d’une légère appréhension s’interroge sur ses retrouvailles imminentes avec le public. Comment vont-ils les accueillir ? Lui et son œuvre ?
Afin de se détendre, Ludwig vagabonde dans ses souvenirs, remonte le fil du temps en se remémorant le parcours qui l’a mené jusqu’ici, à présenter aujourd’hui aux yeux et aux oreilles du monde sa cathédrale musicale…
Il a 5 ans lorsqu’il touche la première fois un clavier. Très vite son père Johann, lui-même musicien, se rend compte de son don exceptionnel pour la musique et veut faire de lui un petit prodige, à l’instar du jeune Wolfgang de 14 ans son cadet et dont toute l’Europe parle. Mais Johann n’a pas du tout l’intelligence et la finesse d’esprit de Léopold, le père de Mozart.
Heureusement, Ludwig est sauvé de la brutalité de son père par sa mère mais aussi un entourage extra familial bienveillant, dont le compositeur Christian Gottlob Neefe qui jouera un rôle essentiel dans sa formation d’artiste et d’homme, lui enseignant dès l’âge de 10 ans le piano, la composition mais aussi les philosophes de l’Antiquité.
Wolfgang… Ludwig regarde par la fenêtre du carrosse en pensant à lui. C’est ici, à Vienne qu’il le rencontrera. Il a alors 17 ans. Durant cette seule et unique rencontre, Ludwig jouera pour Wolfgang et effectuera notamment des improvisations sur différents thèmes qui impressionneront le Maître Mozart, celui-ci étant alors en pleine écriture d’un nouvel opéra, Don Giovanni.
Vienne, ville dans laquelle il retournera 5 ans plus tard pour suivre l’enseignement de Joseph Haydn. Mais la relation entre les deux hommes s’avère rapidement compliquée. Le caractère entier et parfois colérique de Ludwig ne s’accorde pas avec celui, calme et posé, de Haydn… Ludwig esquisse un sourire. Une phrase qu’Haydn lui avait dit un jour lui revient à l’esprit : « Ludwig, vous me faites l’impression d’un homme qui a plusieurs têtes, plusieurs cœurs, plusieurs âmes !«
Ludwig, à cette époque, se fait d’abord connaître du monde musical et aristocratique viennois par ses talents de pianiste virtuose. Son inspiration artistique de compositeur n’arrivera à maturité qu’à l’orée de ses trente ans, exactement au moment où se déclarent les premiers signes avant-coureurs de sa surdité.
Il a 27 ans lorsqu’il commence à souffrir d’acouphènes, il a 28 ans lorsqu’il crée l’un de ses premiers chefs-d’œuvre, son premier concerto pour piano. Vient ensuite sa première symphonie à l’âge de 30 ans. Ludwig, dans un premier temps, essaye de cacher à son entourage le mal qu’il endure et qui irrémédiablement progresse.
Par voie de conséquence, celui-ci se retire petit à petit de la vie publique, se gratifiant au bout d’un certain temps d’une réputation de misanthrope.
Le carrosse longe le nouveau jardin du palais impérial… Ludwig se remémore cette période de sa vie particulièrement difficile durant laquelle il a dû accepter l’issue inévitable de sa surdité tout en ne pouvant faire autrement que de l’apprendre à ses proches. Un musicien sourd, n’y-a-t’il pas de destin plus cruel ? Il se remémore son état dépressif, il a alors 32 ans et songe à se suicider. Mais Ludwig, habité d’une énergie et d’une volonté hors du commun, décide de réagir et de, selon ses mots, « saisir le destin à la gorge. »
Son handicap lui interdit de poursuivre sa carrière d’interprète ? Très bien ! Il se consacrera corps et âme à la composition, sachant en lui qu’il a encore beaucoup d’univers musicaux à explorer. Ludwig se souvient alors des propos qu’il a tenu à son ami Krumpholz, premier violon du théâtre de la cour impériale depuis malheureusement disparu : « Je ne suis pas satisfait de mes travaux jusqu’à présent. À dater d’aujourd’hui, je veux ouvrir un nouveau chemin. » Et c’est ce qu’il fit…
S’ensuivent alors dix années fécondes durant lesquelles il écrira ses principaux chefs-d’œuvre dont la 3e symphonie dite « Héroïque » créée le 7 avril 1805. Il a alors 35 ans.
Il retrouve à cette époque une vie sociale riche, fort d’une notoriété reconnue dans toute l’Europe. Une énergie, une volonté qui se concrétiseront également dans sa vie d’homme épris de liberté, adepte de la philosophie des Lumières, en devenant le premier compositeur indépendant de l’Histoire. En effet, Ludwig, grace à son amie de toujours, la comtesse Anna Marie Erdödy qui ne voulait pas le voir s’éloigner de Vienne, touchera à partir de 1809 et pour quelques années, une rente annuelle de 4 000 florins lui permettant de vivre aisément et d’écrire ce qu’il veut, quand il veut et pour qui il veut.
Une liberté qui parvient dans la vie de Ludwig au moment de la création le 22 décembre 1808 de son œuvre la plus connue, la 5e Symphonie. Le thème universel aux trois notes brèves suivie d’une longue (ce qui en morse correspond à la lettre V comme Victoire), Ludwig l’explique comme les coups du destin frappant à la porte de l’Homme. Un concert au Theater an der Wien durant lequel Ludwig présentera également au public sa 6e symphonie dite « Pastorale« , celui-ci ayant composé ces deux œuvres en même temps, ce qui n’est pas un hasard. Le thème de la Cinquième Symphonie est donc celui de l’homme luttant face à son destin, aidé par la nature, thème de la Sixième Symphonie, dans laquelle il trouve un refuge et la quiétude.
N’étant plus très loin du théâtre de la cour impériale, Ludwig passe à proximité de l’université de Vienne où il donna pour la première fois le 8 décembre 2013 sa 7e Symphonie. En l’apercevant, l’émotion le gagne et affluent les souvenirs douloureux de ses problèmes personnels, amoureux et familiaux, qui s’accentueront à ce moment de sa vie et dureront une bonne décennie. Un pan de sa vie qui sera marqué par une traversée du désert dans la créativité du compositeur. Afin de se réconforter, Ludwig entonne le 2e mouvement de cette symphonie, « l’une de mes meilleures œuvres« , se dit-il.
Le carrosse s’arrête devant l’entrée des artistes du théâtre. Ludwig s’y engouffre et est accueilli dès son entrée par le directeur des lieux, Monsieur Glückenberg, qui le salue avec la plus grande déférence en l’accompagnant à sa loge située juste à côté de la scène. Il s’y installe. À la vue du feutre rouge qui orne les deux fauteuils présents dans la pièce, respirant le parfum de la cire du parquet qu’il foule et dont il devine le grincement, il se sent bien. Comme dans toute salle de concert, Ludwig se sent chez lui.
Vient le Kapellmeister (chef d’orchestre) Michael Umlauf qui dirigera le concert avec lui. Car il n’est pas question pour Ludwig, malgré son handicap, de ne pas diriger son œuvre, clef de voute de son univers musical. Il aura donc un siège sur le bord de la scène d’où il donnera le tempo au début de chaque mouvement. Enfin, c’est ce qui est prévu car Michael Umlauf sait parfaitement que Ludwig ne se contentera pas de donner le tempo mais qu’il dirigera de sa place toute la partition avec la fougue qu’on lui connaît. Ainsi pour éviter tout problème d’interprétation, le Kapellmeister a demandé aux musiciens et aux chanteurs d’ignorer les gestes du Maître et de ne suivre que lui.
Il est l’heure, Ludwig entre sur scène accompagné de Michael Umlauf. D’un rapide coup d’œil, il s’aperçoit que la salle est archibondée. Il s’assoit, ouvre sa partition et se tourne vers Umlauf pour recevoir de celui-ci le signe lui informant que l’orchestre, le chœur et les chanteurs solistes sont prêts. L’ayant reçu, il fait un premier geste de levée lançant l’orchestre. Les portes de l’univers s’ouvrent à lui…
À voir l’orchestre jouer son œuvre, il est heureux. D’autant qu’en observant les coups d’archets des cordes, il sait qu’Umlauf respecte bien ses tempi. Sa symphonie résonne dans sa tête comme il le souhaite. Vient le second mouvement avec son énergie bien connue, puis le troisième et son voyage dans les nuages. Ludwig est sur le point de donner la battue pour le début du quatrième et dernier mouvement. Pris par l’émotion il reste un temps sans bouger avec un regard perdu vers le plafond. Ce mouvement est l’aboutissement de toute sa vie, mouvement dans lequel il a voulu réunir toutes les énergies musicales orchestre, voix solo et choeur pour transmettre son message. Celui qu’il a découvert à 12 ans dans le poème de Friederich von Schiller, « l’Ode à la Joie« . Sous le regard insistant et interrogateur d’Umlauf, Ludwig revient à la scène et lance l’orchestre…
Il entend clairement en lui le chœur chanter le texte Joie, belle étincelle divine. Sa musique l’emporte. Arrive la toute dernière page, Ludwig est parmi ses notes, sa conclusion doit être fortissimo ! Fortissimo ! Il bat la mesure avec fougue quand d’un coup il sent une main se poser sur son épaule. C’est celle de la contralto Caroline Ungerqui doucement, tendrement, l’invite à se retourner vers le public. Il se rend alors compte qu’il avait quelques mesures de retard, l’orchestre ayant déjà terminé.
Le public est debout, en liesse, applaudissant de toutes leurs forces. Tous les regards sont tournés vers lui, des regards souriants, pour certains remplis de larmes. Ludwig remercie cette ovation qui n’en finit pas par des légers hochements de tête. Et bien que son visage reste de marbre, en lui il exulte ! Il sait alors qu’il a réussi à transcender son destin. Sa surdité est vaincue… Il sait qu’il a réussi à transmettre son message pour l’Humanité, nous invitant à traverser la souffrance en nous armant de joie…
Assis sur les marches de mon entrée, je pense à lui et m’interroge. Et si Ludwig n’avait pas été atteint de surdité, serait-il devenu le génie que l’on connait ? Son infirmité ne l’a-t-elle pas obligé à se sublimer, dévoilant ainsi ses capacités hors norme de volonté, d’énergie et de créativité ? Victor Hugo voyait juste quand il disait de lui : « Ce sourd entendait l’infini. »
La nuit est tombée. En levant la tête vers le ciel, j’aperçois une étoile juste en face de moi qui brille plus que les autres. J’ai l’impression qu’elle m’observe… Sacré Ludwig.
Xavier Berlingen