Le Off de Jacques : « Lucien, vous avez dit Lucien ? »

Le Off de Jacques.-Lucien, vous avez dit Lucien?-Ouv-ParisBazaar-Marion

La grande famille du Théâtre, Jacques la connaît bien. Et pour cause, c’est aussi la sienne. Jacques, ce qu’il aime, c’est raconter l’envers de l’endroit. Il ne juge personne, il dit juste ce qu’il sait. Et ça mord drôlement.

Lui, c’est le pognon… Ce qu’il aime, c’est le pognon. Ce dont il parle, c’est le pognon. Sa religion, c’est le pognon. Ce après quoi il court, c’est le pognon… Les gens quand on leur parle de Lucien, ils pensent : amour des textes, grands auteurs , culture… Mais lui, ce qu’il aime, ce qu’il veut, ce qu’il cherche, c’est le pognon !

Ah, qu’il aime ça ! C’est sa vie… Je me demande parfois s’il n’arrive pas à compter la recette pendant qu’il dit ses textes… « La lune s’attristait, des séraphins en fleurs… »… Il doit compter par rangée… Comme y’a que du plein tarif et pas d’invités… « Rêvant, l’archet aux doigts, dans le calme des fleurs »… Il aime pas ça les invités… Oulala, non ! « Vaporeuses, tiraient de mourantes violes »… Le théâtre c’est comme la psychanalyse, il dit… « De blancs sanglots glissant sur l’azur des corolles »… Pour que ça marche, il faut payer !… « C’était le jour béni de ton premier baiser… »

Il l’adore cette formule… Il la ressert souvent… « Le théâtre c’est comme la psychanalyse... » Chez Drucker, chez Delahousse, un peu partout… Des citations, il en connait plein… Il arrive toujours à en fourguer une… « Putain, c’est quoi ce fauteuil vide ? »… Il a compté les rangs. Il connaît la jauge de tous les théâtres… « Fleurville : 1000 placesC’est grandÇa rapporte »… ll l’aime Fleurville… « Théâtre de l’Appentis : 600 placesPlus petit mais prestigeThéâtre de Dullin… Rival de Jouvet »…etc… Il les connait tous… Il les a tous fait… « Ma songerie aimant à me martyriser s’enivrait savamment du parfum de tristesse… »

Le Off de Jacques-Lucien, vous avez dit Lucien?-3-ParisBazaar-Marion©Jean-Marie Marion

Le fin du fin, c’est d’aller de temps en temps faire une petite salle… Ah ça… Il jubile…Il appelle le dirlo… « Je vais venir jouer chez vous », il lui dit… L’autre qui râle depuis cinq ans comme une bête blessée, avec des spectacles qui marchent pas, c’est comme s’il avait gagné au loto… « Oh mon Dieu, Lucien… Chez moi… » Le bonheur le saisit… Il est comme visité par la grâce… Il marche sur les eaux… « Mais bien sûr ! » … Dans sa joie, il lance des frais… « Tiens, on va repeindre la loge ! »

Et puis, Lucien déboule dans le théâtre pour visiter… Y’a une répétition, il s’en fout Lucien, il est chez lui… Partout… Il monte sur scène… Il s’excuse quand même,  il adore faire le gentil… Il sourit mais là ça marche pas… Il arrive pas à avoir l’air gentil… Il sourit comme un loup qui va te dévorer… « Je vais te manger »,  il te dit en fait… Il regarde autours de lui… Les autres comédiens se sont écartés… Respect et dévotion… Il adore… Il écarte Gustave en matant la jeune première. « T’as du feu, toi ! » On devine qu’il la voit déjà à poil… Comme à Condom, à la foire aux bestiaux… Quand tu veux acheter une génisse…

Il sourit et effectivement, il les dévore… Tranquille… « Je reste pas », il dit… On se rassure… Il dit une fable de La Fontaine… Généralement, il en prend une longue… « Je chante dans ces vers les filles de Minée… » C’est plus drôle… Il prend les autres à témoin… Le piège s’est refermé… Clac !… Même si t’as une grosse envie de water, t’es bloqué… Tu pars plus… T’es sommé d’admirer… Alors tout le monde glousse pour que ça finisse plus vite… Et bing !… Il embraye avec le Renard et les Raisins…

Ah merde… Il voulait déjà y aller Gustave… Il a la vessie qui va péter… Mais l’autre qui a bien senti que Gustave voulait se barrer, il le sadise… il le lâche plus… Il le torture avec délectation… « Ah, mon salaud ! Tu veux aller pisser pendant que je jacte, eh ben non… C’est moi qui décide ! »… Et boum ! Un Baudelaire… « Ah, vous vous marriez bien avec la Fontaine, tiens… Baudelaire dans ta gueule… Ça rigole moins ! »

Le Off de Jacques-Lucien, vous avez dit Lucien?-Langue-ParisBazaar-Marion©Jean-Marie Marion

Faut dire ce qui est, il le dit pas très bien Baudelaire… Il le commente… Même Gustave s’en rend compte avec son envie de pisser qui lui brouille la vue… Il aime ça aussi commenter… Surtout quand il dit mal… Il le sent confusément, c’est pour ça qu’il rajoute tellement de mots à Baudelaire qui n’en demande pas tant… « C’est là que Baudelaire est sublime… » Mais « sublime », c’est à lui qu’il le dit en fait… « C’est toi qui es sublime, mon coco », il pense… « Sans toi, Baudelaire il est rien… J’ai tout compris »,  il se dit… « Baudelaire me doit tout »

Bon… Et puis il descend du plateau tout d’un coup… Gustave s’est un peu pissé dessus dans sa rangée… Il fuit vers les toilettes en râlant un peu… On dirait un animal blessé… « J’veux voir les loges », qu’il dit le Lucien… « Parfait ! » dit le dirlo, pas peu fier de montrer son acrylique toute neuve…

« Attention, la peinture est fraîche !» Il l’a dit avec une pointe de fierté… Ah, l’erreur !… Ah, la bourde !… « J’aime pas le rouge », il dit le Lucien tout d’un coup… D’un air de dire que tout est remis en question… « Je voudrais l’avoir en vert »… Le dirlo qu’a pas mis de vert dans son théâtre depuis le passage de Francis Hyster… « Ils m’y reprendront plus avec le Hyster », pense le dirlo… « Un maniaque qui voulait dormir dans sa loge, et puis qu’à tout laissé sale, fallait voir le bazar… « Ça porte malheur !! »,  il brâmait le Hyster »… Alors, on avait proscrit le vert… On n’avait pas repeint… Ah non ! Faut pas déconner ! Pour Hyster, on repeint pas… On tend une toile éventuellement… On cale un paravent… Les paravents, y en a plein les théâtres… On tire une armoire… Faut s’adapter…

Mais repeindre c’est réservé aux types qui ont le statut « réfection »… C’est le haut du panier… Les grosses grosses stars… Eux, ils ont droit à des loges qu’on refait sur mesure… Peintures, mobilier, tout… J’en ai connu un qui avait même sa cave à vin… Avec ses dvd et ses bouquins … Que des trucs qui parlaient de lui… Tu rentrais dans sa loge, tu repartais avec son dvd, son livre, une dédicace, même quand t’avais rien demandé… « Tiens mon cochon, tu vas pouvoir m’aimer chez toi », il semblait dire… Et puis une histoire d’avions qui auraient pas fini dans les tours… C’est là qu’il a vrillé… On l’a plus vraiment retrouvé après ça… Il préparait déjà la Présidentielle…

Mais c’est pas tout le monde… T’as intérêt à te montrer bien méchant et franchement désagréable si tu veux passer dans ce cast… « Moi, j’aime ça le vert ! » , y dit Lucien, « C’est de la merde ce qu’il dit, l’autre ringard »… Il dit ça en parlant d’Hyster… Même s’ils boxent pas dans la même catégorie… Il adore dire du mal… En privé, hein ! En public, il aime tout le monde… « Moi ça m’enchante le vert ! »… Alors bon, le dirlo se dit : « Bon ! Au moins trois couches pour cacher le rouge »… Il fait ses comptes… Chez Bricoenbas, y’a une promotion sur la peinture… « C’est rien », y pense… « Lucien chez moi… La roue tourne. La chance est là !… Je ne l’avais pas fait pour Hyster, mais pour vous… »

Il ricane parce que rien n’est plus marrant que de dire à mot couvert du mal d’un acteur devant un autre… Ça marche toujours… Même s’ils sont amis… Encore mieux, d’ailleurs… Y’a un petit frisson qui parcourt l’échine… L’autre répond pas mais il prend un air entendu… On sait ce qu’on sait… « Il prend plus très cher, Hyster, maintenant… Je parle en cachets...» Il a dit ça avec un grand sourire… Celui qui fait peur aux enfants…

Ils prennent le petit escalier qui monte… « C’est petit » , il dit Lucien… Dans le ton, il y a déjà l’amorce d’un repli, d’une indécision… Il parait plus très sûr… « C’est petit mais le rapport scène salle est fabuleux… Et le plateau est assez large… » C’est le dirlo qui parle en affectant d’être sûr de lui… Il connait un peu l’oiseau… Les autres directeurs lui en ont parlé quand ils font des réunions de directeurs pour savoir combien il reste dans les caisses… « Pas lourd », ils disent toujours… Bon… Alors, il se tait le dirlo parce qu’il sait que l’autre peut sauter sur le moindre prétexte pour le rendre un peu malheureux…

« Deux cents places, dont vingt-deux strapontins, ça vous met le ticket moyen à combien ? » balance le Lucien avec des airs à tuer les vieilles… « On est sur du vingt-trois, vingt-quatre… » Là, il se marre carrément le Lucien… « Il faut regarder l’argent de haut mais jamais le perdre de vue, disait Cioran »… Il a dit ça comme il fait toujours quand il cite : il met en exergue, il distille… Le dirlo essaye de décrypter…

« Bon, t’as combien de pognon à donner ? » Le dirlo a pas eu le temps d’ouvrir la bouche… « Je prends tout », qu’il dit Lucien. « Avec la parafiscale, vous vous en sortirez… Je vous laisse mille euros… jour, hein ! Je joue deux fois… À 13h et à 18h »… Le dirlo calcule mentalement :  « Alors, un régisseur à rajouter à 13h… Avec les 35h ça m’amène« …  » « Bon, t’énerve pas. De toute façon, je vais réfléchir », qu’il dit le Lucien… « Vous êtes chez vous », bredouille l’autre…

C’est comme ça qu’il se sent fort en fait le Lucien… « Ah, t‘as cru que tu m’aurais ? Eh ben non, j’ai changé d’avis… Tu me vois, tu m’as vu »… Ça, il adore … Faut croire que faire des shampoings, ça vous rend pas meilleur… Ni lire les grands auteurs… Je parle de shampoing parce qu’il a commencé comme ça, le Lucien… Les mains dans les cheveux… Attention ! Je méprise pas ! Au contraire, je célèbre !

C’est tout à son honneur d’avoir réussi comme ça… Mais il en a gardé des réflexes de shampouineuses… Une façon de toujours causer, de jamais laisser de vide, de blanc… Faut pas que le client- C’est le monde selon Lucien : lui et ses clients- Faut pas que le client reste inoccupé… Alors, il meuble… Toujours… Essaye d’en caser une avec lui, c’est peine perdue… Et même, ça l’agace… Faut pas insister…

Chacun a ses raisons, hein, je comprends bien… L’angoisse de l’incertitude, la peur de manquer… Il est comme ça, Lucien… Le pognon et parler cul… Ah oui… Y’a ça aussi… Dire « bite »… ça le fait léviter, ça… Et dire « bite » après avoir parlé de Mallarmé, là, il jouit Lucien… Il est pas compliqué. De toute façon, tout ça c’est des mots… Avant les textes, avant le cul, avant même le pognon, ce qu’il aime Lucien, c’est lui même… Ah, ça… C’est sa passion…

Le Off de Jacques-Lucien, vous avez dit Lucien?-1-ParisBazaar-Marion©Jean-Marie Marion

Il adore balancer des gros trucs bien crades… Aux filles généralement… Un truc d’ado frustré… Je rêve de lui voir faire ça sur scène… Je crois que les gens suivraient… Son génie, c’est aussi que les gens lui passent tout… Pendant qu’il joue… Ou plutôt qu’il dit… Ou qu’il digresse… Parce que ce qu’il aime le Lucien, c’est parler autour… Mallarmé, c’est bien, … Mais faudrait voir à pas trop faire chier le bourgeois qui vient le voir…

Le bourgeois, il veut voir le Lucien de la télé… Celui qui fait le con avec Drucker, ou qui se fout de la gueule de Delahousse… Mallarmé, Céline, La Fontaine c’est bien, c’est chouette, ça rappelle des souvenirs… Mais le type qui est venu, il veut rigoler… Il veut le frisson… Qu’il ait l’impression que l’autre, ce soir sur scène, il fait le pas prévu… Qu’il s’envole. Et ça Lucien, je le dis avec sincérité, ça… Y’a personne comme lui… Il te tient une salle avec une anecdote sur Lionel Jospin, c’est te dire la force du type…

Il a construit un petit commerce très lucratif… Quand je dis commerce… Faudrait pas que vous vous abusiez… Je dis pas de mal… Je raconte… Je dis commerce parce que la recette -je parle de cuisine- est toujours la même. Il prend tout et il file un peu d’argent au théâtre pour la location… Pas de décors… Pas de costumes… Pas de partenaires… Le moins de frais possible… Du One man Show sans les lumières bleues et sans la musique d’entrée tonitruante… Non… Discret… Chic… Quelques livres… On dirait qu’il a vidé la vieille bibliothèque de tonton Henri à St-Malo…

Du noir… Un peu de violoncelle… Enregistré… Et puis, on dit Jouvet pour rappeler qu’on est au théâtre… Pour l’ascétisme… T’as dit Jouvet, tout le monde s’incline… « Jouvet, il dit »… Ça, Jouvet il viendra pas réclamer, on est peinard… « Jouvet disait… » « Jouvet a dit cette chose sublime… » « Jouvet, mon maître… » Bon… Jouvet il peut plus rien dire… Il serait peut-être content… Va savoir…

Le Off de Jacques-Lucien, vous avez dit Lucien?-4-ParisBazaar-Marion©Jean-Marie Marion

Du coup, moi qui connais rien, j’ai été me renseigner un peu sur Jouvet… Un type qui faisait du cinéma pour réinvestir tout son pognon dans son théâtre… Il a révélé des auteurs de son temps (Cocteau ,Giraudoux) … Monté des spectacles avec des distributions nombreuses. Bref, il a claqué tout son pognon dans le théâtre… Et claquer son pognon, c’est pas trop l’objectif de Lucien… C’est même exactement l’inverse… Alors, le rapport à Jouvet… Pour faire joli sûrement…

Y’a eu un temps où Lucien a joué des pièces avec d’autres gens… Ça se passait rarement bien… Il veut toute la place… Y’a des corps, là, qui bougent à côté de lui, ça l’emmerde… « Ils jouent mal en plus, les cons ! » … Il les jouerait mieux qu’eux ces rôles, bien sûr… Parfois, il pouvait pas s’empêcher de dire les mots à leur place… Ou alors il s’amusait à faire des citations… En pleine représentation. Dans Knock : « Attention Citation »,  il disait… Avant de balancer avec une mauvaise imitation de Jouvet : « Est-ce que ça vous gratouille ou est ce que ça vous chatouille ?»

À une époque, y’avait un comédien qui faisait ça, qui parlait au public, qui disait de sa partenaire : « Qu’elle est laide ! » Aux gens, hein ! À la salle ! Ben… Les gens chics l’aimaient pas trop lui… Jean Lefebvre je crois… Moi, je l’aimais bien Jean Lefebvre… Chez Audiard, il était très bon… Mais il avait pas la carte le Jean… Ah, pas du tout… Et pourtant, il est pas loin Lucien… Assez proche même de ce genre de camelot…Mais il a le vernis du journal du soir… Ah, c’est bien ça le vernis… Ça vous fait reluire n’importe quelle vieille boiserie.

Bon. Il termine la visite avec le petit directeur qui, au bout de quarante cinq minutes de présence de Lucien dans son théâtre, se demande si finalement c‘est une bonne idée… Il a pas le temps de poser vraiment la question, l’autre est déjà sorti… « Tu devrais agrandir un peu, mon vieux »,  lui balance Lucien… « Et puis tu sais, on verra… Y’a le gros Depardeux qui veut absolument que je joue dans son film… Alors… Je serai sans doute pas libre… »

Le soir, il pensera à ça le petit directeur de la petite salle. Après avoir fermé son guignol, il marchera un peu sur les boulevards… Et puis, il verra une affiche de Lucien qui s’annonce dans six mois au théâtre Fleurville… « AhAlors, c’est pas demain », il se dit le petit directeur… On va attendre pour repeindre en vert… Des fois qu’Hyster revienne… Et au fond de lui… Il est un peu soulagé…

Jacques Bruller

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