Hier Baladin en Agenais chez Roger Louret, aujourd’hui directeur du Théâtre Lucernaire et du Théâtre de l’Oeuvre à Paris, Benoît Lavigne aime autant les textes qui emportent que les comédiens qui inventent. Rencontre avec un créateur lumineux dans l’ombre.
« Ça fait plaisir ! Depuis le mois de juillet, on est souvent complet sur beaucoup de spectacles, ça fait plaisir…
Ça fait plaisir de retrouver le public, ça fait plaisir de voir des spectateurs enthousiastes dans les salles, venir en famille avec les enfants, et qui répondent aux propositions qu’on peut leur faire en terme de programmation.
Aussi bien pour le jeune public que pour les adultes. Que ce soit avec les grands classiques comme « L’Écume des Jours » ou « Le Voyage de Molière » qu’on a fait avec Jean-Philippe Daguerre, ou des choses un peu plus originales comme « Gotainer ramène sa Phrase » avec Richard Gotainer qui était à l’affiche ces derniers mois…
Et des spectacles qui sont des petits bijoux comme « Les Ritals » de Bruno Putzulu qui d’ailleurs revient bientôt, ou encore « La Légende du Saint-Buveur » avec Christophe Malavoy…
Voilà, ça se passe avec des jeunes compagnies, comme celle qui propose en ce moment « Arsène Lupin » , et des têtes d’affiche comme Ariane Ascaride avec « Du Bonheur de Donner » autour de Bertolt Brecht… Et ça se passe génialement bien ! »
Après deux longues saisons en enfer qui ont vu les salles afficher désert, le sourire de Benoît Lavigne dit toute la joie qu’on ressent quand le bonheur qui était allé voir ailleurs finit par revenir et, tout à son aise, fait chez nous comme chez lui.
Aux heures les plus anxieuses et incertaines de la crise sanitaire, il avait pris sa plume le temps d’une lettre éloquente à l’adresse des têtes gouvernantes pour qu’elles consentent à desserrer l’étau des jauges. Il salue aujourd’hui le soutien qu’elles n’ont pas manqué d’apporter au monde de la Culture ainsi qu’aux maisons qui la portent et la font vivre, comme celles qu’il dirige.
Le Lucernaire, maintenant rendu à son public, a enfin renoué avec la chaleureuse convivialité et l’éclectisme tout à la fois gourmand et joyeux qui font toute sa singularité dans le paysage théâtral parisien.
Avec ses trois salles de théâtre, ses trois salles de cinéma art et essai, sa galerie, son bar, son restaurant, son école d’Art Dramatique et sa librairie aux ouvrages choisis qui offrent au spectateur de prolonger l’histoire partagée avec les comédiens, l’endroit a le charme des parenthèses qu’on aime ouvrir pour ne jamais les refermer.
« Le Théâtre est entré dans ma vie avec une compagnie qui s’appelait « Les Baladins en Agenais » que dirigeait Roger Louret et qui avait lui aussi créé quelque chose de complètement utopique ! »
« Le Lucernaire, c’est toute une histoire ! Ça fait cinquante ans que ce lieu existe, il a vu passer des monuments du théâtre comme Laurent Terzieff… Et je crois que son supplément d’âme, il vient à la fois de son côté multiculturel, et de ce qu’il entremêle les générations…
On a ici des jeunes compagnies pour qui c’est parfois le premier spectacle, je pense à « L’Écume des Jours » , ils sont neuf comédiens sur le plateau avec une énergie incroyable, et le spectacle est quasi-complet depuis sa création au mois de juillet.
Et puis, on a aussi des têtes d’affiche qui viennent, comme Denis Lavant, Ariane Ascaride ou Jean-Quentin Châtelain… C’est cette espèce de foisonnement entre générations, entre théâtre public et théâtre privé, qui fait que ce lieu est un lieu sans frontières et qui donne ce supplément au Lucernaire…
Oui, c’est sans doute une utopie (sourire)… L’utopie qu’a magnifiquement créée Christian Le Guillochet avec son épouse Luce Berthommé à qui il faut rendre hommage, avec Laurent Terzieff qui était à leurs côtés…
Le Rond-Point que Jean-Michel Ribes a su faire renaître s’inscrit lui aussi dans cette vision, mais il n’a pas de salles de cinéma ni ces ateliers amateurs que nous avons ici, qui ajoutent à l’effervescence permanente du Lucernaire et qui, au-delà de son côté historique d’ancienne usine avec sa rue pavée parisienne et sa fontaine Wallace, lui donnent tout son charme. »
Ce théâtre à la lisière de deux mondes, entre Montparnasse et Saint-Germain des Près, où il fait bon vivre et oublier les mauvais bruits du temps en se régalant d’une pièce, d’un film ou d’un livre, Benoît Lavigne l’incarne sans avoir à forcer le trait. Il y a chez lui du Ragueneau chez Cyrano, un même amour des mots, des comédiens et des poètes.
Un même goût du partage et du banquet qu’il s’est sans doute laissé le temps de cultiver dans le Lot-et-Garonne où il a pris sa source et son élan.
« Le Théâtre est entré dans ma vie avec une compagnie qui s’appelait « Les Baladins en Agenais » que dirigeait Roger Louret qui est décédé récemment, et qui avait lui aussi créé quelque chose de complètement utopique…
Il avait monté dans un petit village de campagne, Monclar d’Agenais, un théâtre et une compagnie qui rayonnait dans tout le Lot-et-Garonne, et qui a ensuite rayonné en France avec « La Java des Mémoires » , « Les Années Twist » etc… et d’où sont sortis les Muriel Robin, Élie Seimoun, Christophe Malavoy, Nicolas Briançon, Pierre-Alain Leleu, Éric Laugérias, Michel Fau, Nicolas Vaude, Benoît Solès… Ils sont nombreux, archi-nombreux, à être passés dans ce petit village de Monclar…
Voilà, j’ai commencé avec eux, tout simplement… Enfant du Lot-et-Garonne, j’ai découvert le Théâtre avec eux et c’est un monde un peu merveilleux qui est entré dans ma vie…
En parallèle, j’ai un frère qui était acteur et qui a dirigé la revue de l’Alcazar de Paris, à l’époque après Jean-Marie Rivière, et c’est lui qui m’a ouvert un peu les portes de Paris et de la nuit… J’avais seize, dix-sept ans…
Après, je suis arrivé à Paris… Comme dans la chanson, à dix-huit ans, j’ai quitté ma province (sourire)… J’ai fait l’école du Passage chez Niels Arestrup, qui était une école assez formidable mais j’avais pas envie de faire acteur…
J’avais pas envie à dix-huit ans de courir les castings, d’attendre d’être choisi ou désiré, donc j’ai créé une compagnie et j’ai commencé comme ça…
Et le premier qui m’a permis d’accélérer le mouvement, ça a été Denis Lavant à qui j’ai proposé un spectacle au Festival d’Avignon qui s’appelait « Le Concile d’Amour » d’Oskar Panizza… Il a joué le jeu comme ça, sans être payé, juste défrayé… Il m’a ouvert ses bras, le spectacle a été un gros carton, et ça m’a ouvert plein de portes…
Et j’ai fait des rencontres magnifiques… Olivier Marchal qui est un mec que j’aime énormément, pour qui j’ai un profond respect, qui est un grand acteur que j’ai dirigé dans « Pluie d’Enfer » …
Gérard Depardieu et Anouk Aimé, c’était sublime de les diriger dans « Love Letters » … Ou Jean-Pierre Marielle, ou encore Cristiana Reali avec qui j’ai fait deux spectacles, Mélanie Thierry qui est pour moi sans doute l’une des plus belles et les plus sublimes actrices françaises aujourd’hui… Oui, il y a eu des super belles rencontres…
Mais aussi des rencontres avec des gens qui me sont proches…
Xavier Gallais, par exemple, qui a une carrière dans le subventionné, qui a joué plusieurs fois dans la Cour d’Honneur à Avignon, qui est aujourd’hui prof au Conservatoire, que j’ai connu à dix-huit ans et avec qui on a fait une dizaine de spectacles… Ce sont aussi des moments, des rencontres qui marquent, qui sont des parcours d’amitié et de vie… »
« Moi ce que j’aime, c’est quand l’acteur est sur l’instant en permanence. Un acteur qui fait toujours la même chose, ça m’emmerde. Donc, c’est à nous de dessiner le fil sur lequel l’équilibriste va marcher. »
« Oui, je suis d’accord avec Gabin quand il disait : « J’adore les acteurs ! C’est chouette les acteurs, c’est bath les acteurs ! C’est eux qui traduisent ! » Et je pense qu’avec le temps et avec l’expérience, on apprend à mieux les connaître, à mieux les diriger et à mieux travailler avec eux…
Quand on est jeune metteur en scène, on a plein d’idées, de scénographie, de décors, de costumes, d’univers, et parfois on oublie un peu les acteurs… Avec le temps, on se rend compte que l’acteur et le texte sont en fait le centre du Théâtre, et que c’est par eux que tout passe…
Après, j’ai eu la chance de travailler avec des grands acteurs à qui on n’a pas à apprendre à jouer, ils savent jouer… On les accompagne, on ouvre des portes avec eux, on essaie des choses avec eux et c’est ça qui est magique !
Depardieu, on va pas lui expliquer comment jouer, comment dire un texte… Par contre, on peut lui suggérer des choses, lui proposer d’ouvrir plein de portes…
C’était le cas aussi avec Cristiana Reali, qui est une super actrice, on est là pour accompagner, pour essayer, pour s’amuser, pour se tromper, pour réessayer autre chose (sourire)…
Moi ce que j’aime, c’est quand l’acteur est sur l’instant en permanence, c’est à dire quand c’est vivant… Un acteur qui fait toujours la même chose, ça m’emmerde… Donc, c’est à nous de dessiner le fil sur lequel l’équilibriste va marcher… Et après, les figures qu’il va pouvoir faire, c’est lui qui va les faire, chaque soir, en fonction du public, de l’humeur, des partenaires, du rythme, des réactions…
C’est ça qui est génial, c’est de définir une direction vers laquelle on a envie de tendre et d’avancer ensemble… Je trouve que le plus beau, c’est quand on a l’impression que ça se crée sur l’instant… C’est ça qui est génial avec Depardieu, avec Xavier Gallais ou Denis Lavant, c’est qu’on a l’impression qu’ils inventent chaque soir et que chaque soir, c’est différent…
Même si c’est une partition très écrite, parce que ce sont des virtuoses, ce sont des grands musiciens tous, ils savent la partition qu’ils ont à jouer mais chaque soir, elle est interprétée différemment, elle est vécue différemment…
C’est ça qui est magique ! C’est ça que je cherche moi dans l’acteur, c’est que chaque fois ça réinvente…
Donc, c’est à nous aussi d’aller nourrir chaque soir pour ouvrir d’autres portes, pour essayer d’autres choses, pour ne pas s’enfermer, pour ne pas reproduire la même chose et que cette magie du spectacle vivant, parce que c’est vraiment ça, de l’acteur en train de créer, puisse naître représentation après représentation. »
« Ça va commencer à midi et finir à midi le lendemain, et pendant vingt-quatre heures, le lieu va être en fête ! Une façon aussi de célébrer l’année, de finir la saison dans une folie ! »
Si Benoît Lavigne a compagnonné à plusieurs reprises avec William Shakespeare et plus souvent encore avec Tennessee Williams, c’est à Louis-Ferdinand Céline qu’il pense beaucoup en ce moment et dont il a eu le désir fort d’adapter Guerre.
Ce roman inédit, miraculeusement retrouvé il y a deux ans, a été publié à titre posthume en mai dernier chez Gallimard. Le bonheur de la belle rencontre avec un texte ne se fanant que s’il ne se partage pas, la pièce sera créée dès l’été prochain au Chêne Noir à Avignon. Repéré sur Arte, dans la mini-série Fiertés et révélé chez François Ozon dans Été 85, Benjamin Voisin sera Ferdinand.
« C’est un peu comme une rencontre amoureuse, un texte… C’est un coup de coeur… À un moment donné, on lit quelque chose et ça devient essentiel de le vivre, en tout cas de le mettre en scène…
Il y a des auteurs, Shakespeare, Tchekhov, Tennessee Williams, que j’ai montés à plusieurs reprises, qui ont des univers qui me parlent particulièrement et puis, tout d’un coup, le hasard de la vie…
Quand « Guerre » est sorti, qu’il y a eu toute cette histoire incroyable des manuscrits retrouvés de Céline, ayant adoré « Voyage au Bout de la Nuit » , « Mort à Crédit » , j’ai eu envie de découvrir, de savoir ce que ces manuscrits pouvaient raconter, la manière dont il pouvait raconter la guerre vingt ans après l’avoir vécue…
Dès le premier jour où le livre est sorti, je me le suis procuré… Je l’ai lu en une journée et très vite, je me suis dit qu’il y avait une adaptation à faire, que ça pouvait être monté au Théâtre sous forme de monologue… Voilà, il y a eu comme ça une évidence, une envie… Oui, comme une rencontre amoureuse où tout d’un coup, on a envie de vivre ça (sourire)…
Après, on s’y plonge totalement, on fait toutes les démarches pour, et puis, j’ai eu la chance que les ayants droit de Céline et les éditions Gallimard me fassent confiance pour le porter sur scène. »
Avant Avignon, il y aura aussi ces vingt-quatre heures, belles comme le songe d’une nuit d’été. Du 17 juin midi au 18 juin midi, du théâtre un peu, du théâtre beaucoup, du théâtre partout ! Un truc de fou.
« C’est une folie (sourire) ! Ça m’a été inspiré par ce que faisait Roger Louret qui organisait tous les trois, quatre ans, à Monclar une Nuit du Théâtre avec des spectacles un peu partout dans le village…
Je cherchais donc depuis longtemps une idée comme ça, qui sorte un peu du cadre et je me suis dit pourquoi pas ouvrir toute une journée, toute une nuit Le Lucernaire ? Qui est déjà ouvert toute l’année à part les 25 décembre et 1er janvier (sourire)…
Pourquoi pas inviter les spectateurs à vivre comme ça une aventure folle ? C’est à dire qu’ils vont pouvoir aller voir vingt spectacles dans la journée, participer à un escape game autour de Boris Vian et parcourir tous les recoins , tous les mystères et toutes les étrangetés du Lucernaire…
On va donner un grand bal avec les musiciens de La Banda Paname pour faire danser les gens jusqu’à deux ou trois heures du matin, on va mettre des food-trucks un peu partout pour qu’ils puissent aussi se sustenter pendant la soirée… Le cinéma va tourner à plein régime, on va faire plein de propositions de films toute la nuit…
Voilà, ça va commencer à midi et finir à midi le lendemain, et pendant vingt-quatre heures, le lieu va être en fête (sourire) ! Une façon aussi de célébrer l’année, de finir la saison dans une folie…
Il y a plein de compagnies qui ont joué ici qui vont participer amicalement pour venir jouer à 7 heures ou à 3 heures du mat’ … J’avais envie d’un truc comme ça, un peu fou, unique… Et que personne ne fait à Paris (sourire). »
Si Le Lucernaire s’affiche sans frontières, Benoît Lavigne s’affirme de la même façon libre et exigeante. Privé, public, le Baladin a trop le goût du voyage et des riches vagabondages auxquels souvent il invite pour aller s’enchrister dans une chapelle plutôt qu’une autre.
Pour avoir fait ses humanités chez Louret, tout en laissant plus tard Peter Brook ou Ariane Mnouchkine bercer ses rêves et attiser ses désirs de mettre en scène, il ne connaît au fond qu’un seul théâtre, celui qu’il a envie de porter et partager. Les afféteries du moment sont toujours peu de choses au regard de la plénitude qu’on ressent quand on avance en créant.
C’est en tout cas comme ça que Benoît Lavigne a hier allumé les lumières qui continuent aujourd’hui d’éclairer son chemin.
O.D
Le Lucernaire, 53 rue Notre-Dame-des-Champs. 75006 Paris
Réservations au : 01 45 44 57 34
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