Les Foulées Mélomanes du Violoncelliste : l’Amour, cet Oiseau Rebelle

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Musicien et marathonien, lorsqu’il court, Xavier Berlingen n’est qu’images et musiques. Avec lui, vous redécouvrez les plus beaux classiques et les plus grands musiciens.

Comme tous les jeudis en fin d’après-midi, je suis dans le train me ramenant de Paris à Lyon. Arrivé à ma place, je croise le regard d’une femme installée sur le rang de sièges juste à la droite du mien. Une femme dont le masque n’empêche pas sa beauté de se dévoiler par des yeux d’un bleu translucide et des cheveux couleur bois d’ébène.

Je m’amuse à imaginer ses origines, méridionales sans doute, je dirais même espagnoles ou portugaises. Son téléphone portable sonne, je l’entends répondre et engager une discussion en russe.

Cette langue, je la connais sans la comprendre. Elle résonne très régulièrement dans les murs de mon école par la voix de professeurs, notamment pianistes, qui y enseignent. J’avoue y être sensible. Ses accentuations me renvoient à des compositeurs que j’affectionne particulièrement, comme Piotr Ilitch Tchaïkovski… Je tourne de nouveau le regard vers ma belle inconnue, tout en pensant à Nadejda Von Meck…

Nous sommes en mai 1876 et la baronne est installée dans le salon principal de son manoir situé à Kopilov, pas loin de Kiev. Nadejda Von Meck s’apprête à écrire une lettre à l’intention de Piotr Ilitch Tchaïkovski, compositeur dont elle a commencé à en entendre parler juste au début de l’année, période du décès de son mari. 

Les premières commandes qu’elle lui a faites et pour lesquelles il a répondu promptement l’ont emballé. Plus encore, à travers sa musique elle en est tombée amoureuse. Sa plume glisse sur le feuille encore blanche… « Mon très cher Piotr, je ne peux exprimer ce que je ressens lorsque j’écoute vos compositions. Je suis prête à vous livrer mon âme, vous devenez comme un dieu pour moi. Votre musique rend ma vie plus facile et plus agréable ! » 

Pourtant, malgré cet enflammement littéraire, son amour restera platonique. En effet, la baronne se met à aider le compositeur en lui versant une rente mensuelle lui permettant de ne se consacrer qu’à sa musique. Elle lui met également à disposition les nombreuses demeures qu’elle possède dans toute l’Europe. Mais il y a une condition à tout cela, c’est qu’ils ne se rencontrent pas. Le pacte étant scellé, Piotr la remerciera en écrivant pour elle sa quatrième symphonie…

Cette relation hors norme, qui fera l’objet entre eux d’une correspondance de plus de 1200 lettres, durera 14 ans. C’est tout de même étonnant qu’ils n’aient jamais voulu se rencontrer, non ? 

Nadejda était veuve, plutôt charismatique et ce n’était pas une bigote. Son mari l’a malheureusement constaté à ses dépens. En effet, le pauvre est mort d’une crise cardiaque après avoir surpris sa femme avec son secrétaire dans une position sans équivoque. 

Peut-être qu’au fond l’intuition féminine de Nadejda l’a incitée à se préserver d’une déconvenue amoureuse qui aurait été inéluctable. Mais même sans aller jusqu’à une relation intime, elle aurait pu malgré tout avoir la curiosité de rencontrer le compositeur en chair et en os, et non simplement par l’intermédiaire de l’écriture. En fait, c’est comme si ces deux personnages avaient inventé le confinement avant l’heure.

Du côté de Piotr, cette situation lui convenait plutôt bien, lui permettant de ne pas dévoiler sa nature profonde, celle de son homosexualité. D’ailleurs, le fait qu’il ait écrit et achevé l’une de ses œuvres les plus connues au monde, le Lac des Cygnes, en avril 1876, au moment précis où se dessine cet accord tacite est un curieux hasard. C’est comme si par ce ballet, il avait voulu envoyer à Nadejda un message subliminal prêchant pour cette relation exclusivement épistolaire.

Car que raconte cette œuvre ? L’histoire d’un jeune prince amoureux d’une princesse tombée sous la malédiction d’un sorcier qui l’a condamné à être un cygne blanc le jour pour redevenir femme la nuit. En fait, l’histoire d’un homme se trouvant dans l’impossibilité de connaître une histoire d’amour avec une femme…

Nadejda décidera de sonner la fin de cette relation bien particulière sous le prétexte de quelques difficultés financières personnelles, mais il semblerait qu’en réalité elle aurait été mise au fait de la vie intime de Piotr et qu’elle en aurait été blessée, prenant cet état de fait comme une trahison de la part de ce dernier.

Les non-dits, les subtilités invisibles, les hasards que l’on croirait programmés ont de tous temps agrémenté les destinées humaines…Un autre compositeur russe a d’ailleurs dans ce sillon de l’inattendu également connu une vie bien particulière…

Leningrad, le 12 juin 1937. Dmitri Chostakovitch, assis sur les deux planches de bois qui lui font office de lit, a les yeux rivés sur le seul bout de ciel qu’il peut apercevoir par l’unique fenêtre de sa geôle. Les bruits incessants provenant du couloir et des cellules voisines le traumatisent.

Ces cris et ces pleurs l’agressent de jour comme de nuit depuis son arrivée. Mais heureusement, pour faire face à ce cauchemar, il lui reste la musique. Le NKVD, le fameux Commissariat du Peuple à la botte de Staline, qui a le droit de vie ou de mort sur lui n’éteindra pas sa soif de  liberté, même si pour cela il doit faire semblant de plier l’échine…

Le calme, il le fait dans sa tête en faisant appel à Ludwig et au 3e mouvement de sa 9ème symphonie…

Ainsi, il s’échappe et prend un grand bol d’air, rejoint le ciel et les nuages qui le parcourent. Posément, il se prépare à la possibilité de rencontrer la Grande Faucheuse. Et avec le calme qui maintenant l’habite, il sourit même de l’aberration de sa situation.  « Dire qu’avant cette fameuse soirée du 26 janvier de l’année dernière, tout allait plutôt bien » se dit-il.

Il se souvient. Sa 1ère symphonie créée en 1926 à l’âge de 20 ans connait un succès qu’il n’aurait pas imaginé et qui le convainc de se lancer dans une carrière de compositeur plutôt que de pianiste. S’ensuivent des années riches en création musicale pour lesquelles les critiques de l’époque le baptisent du surnom d’ « enfant terrible » de la musique soviétique. Et bien que le pouvoir politique s’immisce de plus en plus dans la vie culturelle, Dmitri arrive tant bien que mal à garder ses distances avec le Parti. 

Il pense à son mariage en 1932 avec Nina Varzar et ça lui fait chaud au cœur. Le déroulé de ses souvenirs arrive au 22 janvier 1934. Son visage se crispe… Il se revoit à Leningrad pour la première de son nouvel opéra Lady Mac Beth. Il se souvient du triomphe qu’il a reçu lorsqu’à la fin il est monté sur scène. Un triomphe qui lui apportera une renommée internationale. 

Une gloire qui lui coûtera cher… Deux ans plus tard, le camarade Staline, qui a plus d’une fois entendu parler de cet opéra, décide de venir l’écouter lors d’une représentation organisée à Moscou spécialement pour lui. Nous sommes le 26 janvier 1936 et Dmitri est bien évidemment présent. 

À la fin de la représentation, le rideau tombe. Mais c’est tout compte fait un rideau de fer qui tombe devant les yeux de Dmitri car personne ne vient le chercher pour qu’il aille saluer sur scène comme à son habitude. Pire, Staline quitte le théâtre sans venir le voir. La messe est dite.

Du jour au lendemain, Dmitri passe du statut d’enfant terrible de la musique soviétique à celui d’ennemi du peuple. Durant les mois qui suivirent, ses œuvres sont retirées des salles de concert, les critiques qui hier l’encensaient se mettent à l’attaquer violemment, bon nombre de ses « amis » lui tournent le dos. Et le voilà aujourd’hui dans les enceintes glauques du NKVD à attendre son interrogatoire et la sentence qui en découlera…Tout ça parce que le camarade Staline n’a pas aimé mon opéra ! C’est insensé !…

Mais soudain ses pensées s’effacent au bruit de la clé ouvrant le verrou de sa geôle. On vient le chercher. Dmitri sent son sang se glacer. Un soldat lui demande de le suivre. N’ayant plus trop la notion du temps, les couloirs qu’il emprunte lui paraissent interminables jusqu’à ce qu’il arrive dans le hall d’entrée, qu’il signe un papier et voie le soldat lui indiquer la porte de sortie… Il est libre.

Il apprendra peu de temps après que par un curieux hasard, l’officier devant s’occuper de son jugement avait été lui-même exécuté, ce qui déclencha sa libération. Et oui ! En cette période de grandes purges staliniennes, personne n’était à l’abri !

Conscient de cette manne inouïe du destin, Dmitri décidera de donner l’illusion de son soutien au Parti en écrivant des partitions plus conformistes, aux accents plus traditionnels, voire militaires, dans l’esprit de ce qu’attend Staline. Mais dans ses partitions se cache sa liberté, sa résistance par l’utilisation de thèmes mêlant la rage, le tragique à l’humour grinçant. Une écriture de non-dits dans laquelle se cachent des allusions, des citations encore traquées par certains musicologues. Oui, vraiment, quelle vie étonnante que celle de cet immense compositeur !

L’annonce dans mon train de notre prochaine arrivée à Part-Dieu me ramène à la réalité. Je tourne de nouveau le regard vers ma belle inconnue. Il n’y a pas à dire, elle a un air de Carmen que Bizet lui-même ne désavouerait pas !

Georges Bizet et son célèbre opéra qui n’a pas vraiment connu de consécration lors de sa création à Paris en 1875, à peine quelques mois avant qu’en Russie Piotr et Nadejda n’entament leur correspondance. 

Nous sommes le 3 mars exactement et l’Opéra-Comique fait salle comble, le public étant curieux d’écouter cette œuvre écrite sur une nouvelle de Prosper Mérimée. Le rideau va bientôt se lever et Georges est plus que jamais sous pression, il a hâte de connaitre la réaction du public envers son opéra qui pour lui est le chef-d’œuvre de sa vie. D’ailleurs, pour une fois, il a assisté à toutes les répétitions de l’orchestre et du plateau.

La représentation commence mais très vite l’orchestre et les chœurs ne se montrent pas sous leur meilleur jour. À cela s’ajoute des changements de décor qui ne se passent pas comme prévu. Mais surtout, l’histoire pour l’époque sulfureuse de Carmen scandalise la majorité du public qui, petit à petit, quitte la salle.

Georges sortira de cette soirée profondément blessé. Dès le lendemain, les critiques parisiennes s’acharnent sur lui au nom de la morale, mais malgré cela Carmen restera à l’affiche et surtout ne tardera pas à voyager pour finalement rencontrer le succès espéré.

D’ailleurs, Piotr, après l’avoir entendue sur ses terres russes en fera son éloge. « D’ici dix ans, Carmen sera l’opéra le plus célèbre de toute la planète ». Une prémonition qui ne s’est jamais démentie, puisqu’encore aujourd’hui cette œuvre est l’une des plus jouées au monde.  

Ce succès international, Georges ne le connaitra malheureusement jamais, mourant prématurément peu de temps après sa création d’une rupture d’anévrisme à l’âge de 37 ans. Un destin troublant, un curieux hasard qui interrogent sur l’emprise même de l’œuvre sur son créateur.

Car notre compositeur s’en est allé le 3 juin 1875, soit 3 mois jour pour jour après la première représentation de Carmen, le troisième mois de l’année. Il succomba au moment où la cantatrice Célestine Galli-Marié endossant le rôle de Carmen chantait pour la trente-troisième fois le Trio des Cartes, au IIIe acte et retournant la carte annonçant celui de son destin : la mort. Une trente-troisième représentation en trois mois, à raison d’une représentation tous les trois jours… Étonnant non ?

Sorti du train, je vois ma Carmen s’évaporer dans la foule. Peut-être, qui sait, la croiserais-je une nouvelle fois dans l’un de mes trains hebdomadaires, si le hasard le décide… Car, comme le disait le dramaturge Grec Eschyle, « On ne lutte pas contre la force du destin. »

Xavier Berlingen

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