Psychologue, psychanalyste, Totto Chan propose son regard de femme sur le cinéma, sur l’amour et le désir qui animent le cœur des plus grands réalisateurs. Aujourd’hui, Hiroshima mon Amour d’Alain Resnais.
Hiroshima mon Amour raconte les vingt-quatre heures d’une rencontre entre une jeune femme française, et un homme japonais, à Hiroshima, quatorze ans après la bombe atomique.
Elle-les personnages n’ont pas de nom dans le film-, est une femme mariée, encore jeune, mère de famille. Incarnée par la touchante Emmanuelle Riva, elle vient jouer un petit rôle d’infirmière, dans un film ayant pour thème la paix à Hiroshima. Lui, joué par l’acteur Eiji Okada, à la beauté légèrement occidentale, porte la quarantaine élégante. Il est architecte, marié, père de deux enfants, et ancien soldat.
Les amants ont une brève et intense relation charnelle, puis ils dialoguent. L’homme écoute le plus souvent, il devient le confident de cette femme dont il tombe peu à peu amoureux.
Il accueille son histoire d’amour de jeunesse, à la fin de la seconde guerre mondiale, à Nevers. Amoureuse d’un jeune soldat allemand, tué sous les balles d’un tireur isolé à la Libération. Tondue, humiliée, inconsolée, elle raconte au Japonais, par petites touches hallucinées, la perte de cet amour-là, son désespoir, sa folie, tenus secrets au plus profond d’elle-même.
Le Japonais accueille cette parole comme un aveu d’amour. Il lui demande de rester, encore quelques jours, près de lui. Elle hésite, tente de s’enfuir. Il la retrouve, puis elle disparaît.
Hiroshima mon Amour n’est pas seulement un film poétique sur la nécessité de la mémoire, thème cher à Alain Resnais, qui aborde, à l’instar de Nuit et Brouillard, son précédent court-métrage, un évènement historique d’une gravité sans précédent.
Ce magnifique film est aussi un extraordinaire amour de rencontre, comme le signifie Marguerite Duras dans les notes appendices de son scénario. Rencontre nourrie d’une angoisse sourde, issue des effets de la guerre toute récente.
Dès les premières images, deux corps sans visages enlacés se caressent lentement, sous une pluie de sable, ou de cendre. Avant qu’elle ne devienne la sueur de deux corps faisant l’amour. Ces deux corps muets finissent par parler dans l’obscurité de la chambre.
Si elle se confie à lui après l’étreinte, c’est parce qu’il l’écoute, curieux mais aussi ouvert à l’impossible narration d’un amour fautif, coupable. Il peut tout entendre car il a tout perdu.
Il sait la déflagration du réel dans sa vie. Sa famille a été probablement décimée à Hiroshima. Son pays a été vaincu, humilié, les victimes se sont comptées par centaines de milliers, les blessés ont été profondément meurtris dans leur chair, présente et à venir.
S’il lui dit, tel un leitmotiv lancinant au début de leur rencontre, « Tu n’a rien vu à Hiroshima » , c’est parce qu’il sait que l’indicible n’est pas visible. Rien, aucun souvenir commémoratif, aucun film, aucun musée ne peuvent transcrire exactement le vécu de l’effroi, de la terreur d’une explosion atomique qui anéantit en un instant hommes, femmes, enfants, animaux et empoisonne leur environnement pour des décennies entières.
Au fur et à mesure qu’elle se souvient de son amour de jeunesse, ce premier amour prend toute la place, comme si elle était hypnotisée par sa réminiscence. Le Japonais disparaît progressivement au profit de l’Allemand, dans un fondu enchaîné saisissant. Nous, spectateurs, assistons, à cette déchirante transposition.
Peu à peu, nous comprenons que cette nouvelle histoire d’amour ne peut avoir lieu, car lui est japonais et sa situation est similaire à celle de l’Allemand. Nous ressentons que l’histoire d’amour avec le jeune Allemand, qui s’est épuisée dans une agonie interminable, s’est prolongée par la folie suicidaire et par un oubli salvateur, ne peut pas renaître.
Mais si elle prend l’avion pour la France (en réalité, nous n’en savons rien, car elle disparaît, tout simplement), elle repart sans ce premier amour. En se confiant pour la première fois au Japonais, elle a perdu la trace de cet amour si fort, si inaltérable. En le signifiant par le langage, cet amour a perdu ses contours, il devient poussière, presque irréel.
Avec stupeur, elle s’aperçoit qu’elle l’a définitivement oublié. Le traumatisme de la perte, s’est transformé en un discours accueilli, grâce à l’attente amoureuse du Japonais, qui n’a rien brusqué dans sa parole. Elle en devient, pour la première fois, consolée.
A-t-elle trahi cet amour-là en se confiant au Japonais ?
Le travail de la mémoire apparaît donc ici paradoxal : rien ne peut s’énoncer du trauma absolu ou du trauma intime, sans trahir le souvenir. À cette condition aussi que l’amour puisse l’accueillir. Le travail de mémoire finit par effacer l’indicible du trauma, si celui-ci a la chance de se loger dans le discours et d’être entendu, dans toute sa complexité, par un Autre aimant.
Car c’est en l’énonçant, en l’épelant, en le nommant par son nom, « Hiroshima, mon Amour », que le trauma s’adoucit et prend enfin sa place dans le monde des vivants.
Totto Chan
Hiroshima mon Amour est un film noir et blanc franco-japonais d’Alain Resnais, de langue française, sorti en 1959. Il est réalisé à partir du scénario signé par Marguerite Duras. Ce chef-d’oeuvre fait l’unanimité de la critique en recevant le Prix Méliès en 1959.
Lire Totto Chan est un bonheur. L’écouter est une joie !