Psychologue, psychanalyste, Totto Chan propose son regard de femme sur le cinéma, sur l’amour et le désir qui animent le cœur des plus grands réalisateurs. Aujourd’hui, Théorème de Pasolini.
Ce film nous conte l’arrivée inattendue d’un jeune homme mystérieux, dans une riche famille industrielle milanaise. L’énigmatique visiteur, dont le nom ne sera jamais connu, semble être particulièrement à l’écoute de chaque membre de la famille.
Sa beauté et son charisme subjuguent Pietro, le fils sensible, qu’il accompagne dans son désir de devenir artiste. Il donne à Odetta, la jeune fille mutique, la possibilité de découvrir son corps. Lucia, la mère sensuellement frustrée, revit au contact de la beauté de sa jeunesse. Et Paolo, le père tourmenté et souffrant, est épaulé dans sa maladie.
Rapidement, chacun succombe à la tentation : l’étranger entretient des rapports charnels avec tous les membres de la famille, y compris avec la servante Emilia, qu’il sauve du suicide. Sa présence sera toutefois de courte durée et son départ, tout aussi déroutant, sera annoncé de manière impromptue. Chacun lui confie alors à quel point sa présence a révélé un pan inavoué de son être.
Dès sa disparition, la cellule familiale éclate : chaque membre de la famille est dès à présent confronté à ses propres démons.
Paolo quitte son travail, en abandonnant son usine à ses ouvriers, pour errer seul et nu dans un lieu désertique. Lucia espère vivre un hypothétique réconfort, dans des rencontres sexuelles addictives avec de jeunes hommes.
Pietro assume enfin son désir de peindre, sans en avoir le moindre talent. Odetta fait l’expérience, avec la sensualité amoureuse naissante, d’un mal profond qui la conduit à l’hôpital. Seule, Emilia trouve un salut provisoire, après s’être sauvée pour retourner vivre auprès des siens, pauvres paysans de la campagne italienne.
Pier Paolo Pasolini signe, avec cette fable symbolique, un manifeste du retour au corps, corps qui corrompt les esprits corsetés par les bonnes mœurs et les valeurs de la morale bourgeoise.
Ce retour au corps sensuel et charnel, grâce à l’apparition messianique de l’étranger, est loin de rendre heureux les membres de cette famille. En effet, le visiteur, incarné par le beau Terence Stamp, vient dévoiler, au plus profond de chacun, le message chiffré de son désir.
Paolo, le père, se dépouille de sa richesse, et laisse le cri de sa culpabilité envahir tout son être, tandis que Lucia, jouée par la magnifique Silvana Mangano, recherche dans l’acte sexuel ce premier éprouvé de l’attirance sensuelle, rencontré tardivement dans sa vie de femme. Mais l’errance sexuelle ne semble pas donner sens à sa vie d’épouse oisive, où « le fouillis de sa vie venait remplir le vide existentiel ».
Pietro, le fils, accède enfin à son désir de peindre. Cependant, conscient d’être confronté à ses limites, il décide d’en jouer, en parodiant une forme d’art abstraite, quitte à être dans l’imposture. Sa sœur, la sensible et douce Odetta, sombre dans un état catatonique, en prenant conscience du traumatisme profond qui était logé dans sa sensualité infantile.
Emilia, jouée par Laura Betti, quitte la famille pour retourner dans son village natal. Elle refuse de se nourrir, murée dans un silence contemplatif. Les villageois n’osent la déranger, fascinés par son regard clair et déterminé. Un enfant est guéri miraculeusement en sa présence. Un matin, Emilia apparaît au sommet d’une maison, en lévitation, accomplissant un dernier miracle spectaculaire, avant de s’enfouir toute entière dans la terre. Ses larmes versées évoquent une posture sacrificielle christique.
Ainsi, pour Pasolini, la sexualité libérée réveille les forces occultes de l’élan vital, profondément entravé par la bourgeoisie et sa moralité, toute entière fondée sur la coercition et le silence des affects. Pour chacun des protagonistes de cette famille, les forces libérées déchainent la folie, la déchéance, l’errance.
Accepter de vivre dans la méconnaissance de soi, dans le déni de son propre désir est sans doute pour Pasolini un renoncement dont on ne sort jamais indemne. Le corps, sa nudité et le surgissement du désir que la bourgeoisie tend à faire disparaître, deviennent objets de scandale et de dépravation par le retour du refoulé.
C’est cette force érotique, réprimée et exposée au grand jour, que Pasolini choisit de filmer, au risque de heurter la bien-pensance de son époque.
Totto Chan
Théorème, un film italien de Pier Paolo Pasolini, sorti en 1968.
Lire Totto Chan est un bonheur. L’écouter est une joie !