Jacques et son Maître : le Choix d’être Libre

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Diderot, Kundera et Briançon composent à eux trois l’un des bonheurs de cette rentrée théâtrale. Avec une pièce comme un chant de liberté qui tient tout à la fois du conte philosophique, du voyage initiatique et du vagabondage onirique. En avant !

Le Maître est dans sa brouette et Jacques le pousse. Ils viennent d’ici ou de là-bas et ils vont par là, à moins que ce ne soit plutôt vers n’importe où. Ils s’en soucient peu à vrai dire. Ce qui importe, c’est qu’ils y aillent. Ce qui compte, c’est le mouvement.

C’est lui qui fait sens, pas la provenance. Pas plus que la direction. Le voyage fait leur cap. Et comme souvent avec les beaux voyages, c’est moins la destination que les chemins qu’ils ouvrent qui valent qu’on les vive. Comme la vie.

Le Maître veut savoir, Jacques raconte. Sans cesse interrompue et toujours recommencée, son histoire parle d’amour, de désir, de mensonges et de plaisir. De culs sublimes aussi. Et de pardon. C’est une histoire sensuelle, charnelle. Morale et immorale, une histoire drôle et triste. Comme celle du Maître d’ailleurs, dont on découvre qu’il a plus subi les jeux de l’amour qu’il ne les a vécus, et qu’il a surtout goûté à l’amertume de la trahison moins qu’aux joies de la volupté.

On est ici et maintenant, avant et ailleurs. Les lignes de partage entre ce qui fut, ce qui aurait pu être et ce qui demeure s’estompent. La réalité devient floue et l’intangible palpable. L’auteur qui choisit de les faire aller à pied plutôt qu’à cheval se joue de ses créatures. En entremêlant le présent, le passé, le fait et son hypothèse, il se rit aussi de nous et se moque plus encore des conventions de style.

Comme Jacques qu’interprète Nicolas Briançon, simplement parfait dans l’irrévérence joyeuse, il s’est allègrement affranchi de toutes les convenances. Il est libre, il le sait, et nous tient dans sa main. Comme Jacques, il digresse, il élude, il nous égare sur le chemin du récit.

Tout au long de cette odyssée picaresque qui ne cesse de rebondir, on danse, on chante, on rit, on pleure. Ni une fable, ni un roman, l’histoire que le démiurge a ourdie de toute façon ne se raconte pas. Elle se savoure dans l’instant présent et nous interroge longtemps après.

Nicolas Briançon qui la joue et la met en scène entretient avec elle une relation presque amoureuse depuis plus de vingt ans.

Jacques et son Maître-le Choix d'être LIbre-Briançon-2-ParisBazaar-Marion©Jean-Marie Marion

« Je pense que les rôles sont des costumes qu’on enlève à la fin de la représentation. Grâce à Dieu, on n’est pas eux et ils ne sont pas nous. On leur prête notre voix, notre corps, notre pensée mais ça nous quitte dès qu’on a quitté le plateau… Dans le cas de  « Jacques et son Maître », c’est singulier.

J’ai découvert le texte quand j’avais dix-huit ans. J’avais vu la création à Paris, au théâtre des Mathurins avec Jean-Michel Dupuis, alors que je commençais à peine à envisager que j’aimerais peut-être faire du théâtre (sourire). Spectacle que j’ai vu un nombre incalculable de fois, et dont j’avais acheté le texte à la sortie du théâtre pour m’en dire des répliques dans ma chambre. 

Et la lecture de ce texte, la lecture de Diderot et de Kundera ont sans doute cultivé en moi une forme de fatalisme… Je ne dirais donc pas que c’est le rôle mais plutôt la lecture de ces auteurs qui m’a envahi le plus… J’ai trouvé chez eux, en les lisant, une fraternité… D’ailleurs, c’est un mélange… Il y a du fatalisme mais il n’empêche pas de faire des choses ! Et même de s’y engager avec beaucoup d’énergie et de volonté. 

Et puis, c’est un texte que j’ai retrouvé tout au long de ma vie. D’abord à dix-neuf ans. Ensuite, dix ans plus tard quand je l’ai monté pour la première fois. Et puis dix ans après, quand je l’ai monté pour la seconde fois… Et ainsi de suite… C’est un long compagnonnage que je vis avec cette pièce… Alors, oui, ça m’a impacté… Forcément (sourire)…

Le sens profond de « Jacques et son Maître », je le perçois à peine aujourd’hui… Je le comprends non pas intellectuellement mais humainement, presque charnellement, et je le retranscris comme le con d’acteur que je suis (rires) !

C’est à dire que je n’ai pas l’analyse précise des choses, du pourquoi, du comment… J’en ai une, évidemment… Je ne suis pas plus bête que la moyenne mais pas tellement plus intelligent non plus (sourire)… En revanche, il y a quelque chose de sensible, d’affectif dans ce texte qui me parle, qui me touche au plus profond de moi-même… 

Les derniers mots de Jacques, ce merveilleux « En avant ! »… « Je vais vous révéler un grand secret, une astuce immémoriale de l’humanité, en avant, c’est n’importe où. Que vous regardiez n’importe où, partout, c’est en avant ! » Ça, c’est quelque chose que j’ai profondément en moi depuis l’enfance… Pourquoi ? Je ne sais pas…

Belmondo vient de nous quitter, j’ai vu de multiples interviews, il disait : « J’ai eu du bol, je suis un incorrigible optimiste ! » Il incarnait, je pense, cet « En avant ! »… Il y a quelque chose de cet ordre dans ce personnage… Il y a quelque chose comme ça en moi… Ce n’est pas la seule fraternité qui me rattache à la pièce, mais c’en est une très forte, et que je trouve extrêmement intéressante aujourd’hui.

Aujourd’hui particulièrement, je trouve que cette idée d’être tourné vers l’avenir et d’avancer, même s’il y a des difficultés, nous fait du bien. »

C’est précisément à la lumière du moment que nous traversons toutes et tous, que Nicolas Briançon a renoué avec le texte riche et profond de Diderot et Kundera. À l’insouciance solaire de ses vingt ans, se sont ajoutées les nuances grises de nos temps troublés et inquiets.

Si l’énergie demeure et continue d’embarquer le public, le rire se teinte aujourd’hui d’une gravité nouvelle et se pare d’un désenchantement lucide, qui ne cède pas au désespoir mais invite plus volontiers à l’introspection.

Cette désillusion lasse et cette légèreté malgré tout de croire encore à son rêve, Stéphane Hillel, qui incarne le Maître, les porte avec une justesse émouvante. Cette pièce marque aussi son retour sur les planches. Des retrouvailles qui ont une saveur toute particulière.

Jacques et son Maître-le Choix d'être Libre-HIllel-ParisBazaar-Marion©Jean-Marie Marion

« Après des années et des années de direction de théâtre pendant lesquelles j’ai peu joué, j’ai rencontré avec Nicolas un metteur en scène qui veut faire plaisir et qui donne l’envie aux comédiens de lui faire plaisir en retour… On a envie qu’il soit fier… Il n’est pas là pour nous brider, ce qu’il fait, il le fait pour qu’on soit mieux… C’est un meneur de troupe qui dirige une équipe de onze personnes qui toutes ont envie qu’il soit content, et c’est pour moi une chose essentielle.

Cette pièce, on l’a montée il y a deux ans pour le Festival d’Anjou… Nicolas avait déjà proposé le rôle de l’aubergiste à Lisa Martino. Lisa Martino et moi vivons ensemble. Et un jour, Nico appelle Lisa et lui dit : « Écoute, qu’est-ce que tu penserais si je proposais le rôle du Maître à Stéphane ? » 

Je lis le rôle et je dis à Lisa : « C’est magnifique, c’est sublime ! Mais comment je vais trouver le temps d’apprendre le texte ? D’aller répéter ? »… Et elle me laisse comme ça, dans mes angoisses (sourire)… Et elle me dit simplement une chose : « Tu sais, si tu joues pas ça, t’es plus acteur, tu as renoncé à être acteur. » Ça a fait tilt. Je me suis dit : « Elle a raison ! Faut pas renoncer à ça ! » Donc, on est partis comme ça…

Et depuis deux ans qu’on a commencé le spectacle, j’ai l’impression d’être sur un nuage (sourire) ! Je n’ai jamais été aussi heureux d’être dirigé, je crois…  À deux, trois occasions, j’ai été très heureux avec des metteurs en scène mais là, c’est un bonheur absolu ! Et c’est un bonheur aussi de complicité sur scène avec Nicolas… Un bonheur de chaque instant…

Et je pense que ça ne se serait peut-être pas passé de la même manière il y a dix ou quinze ans… Ça arrive à un moment de maturité d’âge où dire ces mots-là est une chance… Le fait d’avoir cette réflexion sur le parcours de deux hommes inséparables et qui errent dans l’existence, c’est ce qui parle particulièrement à un acteur, à un homme de ma génération…

À 65 ans, il y a encore de belles années, mais on a plus de passé que d’avenir (sourire)… Et ça correspond avec ce voyage qui va vers un terme incertain, à ces personnages aux parcours compliqués… 

Oui, je l’aime beaucoup ce personnage… Il n’est ni bête ni stupide, c’est un rêveur qui se fait berner… C’est aussi ce que raconte la pièce, et c’est pour ça que c’est profondément touchant, le monde se divise en deux parties, les manipulateurs et les manipulés… Mais les manipulateurs ne sont pas forcément le plus intelligents, ils sont juste manipulateurs…

Et puis, oui, il y a ce grand manipulateur… C’est une mise en abyme formidable, c’est la rupture du quatrième mur… Les personnages se tournent vers l’auteur et se demandent s’il a du talent (sourire)… Et qu’est-ce qui se serait passé s’il y avait eu un autre auteur qui aurait eu plus de talent… Il y a là tout le plaisir du jeu !

Et il y a ce côté à la fois désespéré du Slave qu’est Kundera et en même temps l’oeil qui pétille d’humour et d’auto-dérision (sourire)… Toute l’oeuvre de Kundera est intelligente et cette intelligence, il ne la réserve pas à une élite, il l’offre à chacun. Ça ne demande pas de références particulières… Pas besoin de codes… Oui, c’est le théâtre comme on l’aime.

Et encore une fois, j’ai eu un plaisir mais  fou à répéter ! On a des doutes parfois, on s’en veut aussi d’avoir du mal, d’avoir des trous… Mais Nico fait une telle confiance ! »

Jacques et son Maître-le Choix d'être LIbre-Biriançon-Hillel-ParisBazaar-Marion©Jean-Marie Marion

Le théâtre avec Briançon est toujours un bonheur qui ne vaut que parce qu’il se vit à plusieurs, chacun et chacune donnant le meilleur. Jacques et son Maître en est la belle illustration. Le jeu des comédiennes, des comédiens et des deux musiciens, les costumes, le décor et les lumières font de cette pièce un spectacle aussi beau qu’abouti. Un voyage dont on revient chamboulé et, somme toute, heureux.

Milan Kundera a raison. On ne maîtrise pas grand chose et on ne peut sans doute rien changer à la réalité du monde. Il n’a pas tort non plus quand, avec cet hommage à Diderot, il nous suggère d’avancer quand même, mais d’avancer léger. La vie est une plaisanterie trop courte pour désespérer.

O.D

Jacques et son Maître, hommage à Denis Diderot, de Milan Kundera. Mise en scène de Nicolas Briançon.

Avec Stéphane HILLEL, Nicolas BRIANÇON, Lisa MARTINO, Pierre-Alain LELEU, Camille FAVRE-BULLE, Maxime LOMBARD, Philippe BEAUTIER, Elena TERENTEVA et Jana BITTNEROVA .

Musiciens :Marek CZERNIAWSKI au violon et Boban MILOJEVIC à l’accordéon.

Décor :Pierre-Yves LEPRINCE. Costumes : Michel DUSSARAT. Lumières : Jean-Pascal PRACHT

Au Théâtre Montparnasse depuis le 2 septembre.

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