Longtemps compagnon de route de Franck Langolff, auteur et parolier, Francis Basset connaît la musique et au minimum toutes les chansons. Ses souvenirs, ses humeurs. Bonheur pur Collector !
Six heures et demi : bourré
J’avais un grand ami dans le show-biz. Il m’a mis le pied à l’étrier dans ma carrière de parolier. Un musicien-arrangeur, une grosse pointure. Il avait joué avec Quincy Jones et était connu et reconnu au plus haut niveau. Comme la plupart de mes potes, il est décédé.
Faut dire qu’ils n’avaient pas le profil cinq fruits et légumes par jour et un peu de vin à table, mes frangins. Excès à tous les étages. Quand ils décidaient de faire gaffe, il était trop tard depuis longtemps. La merde était dans la chemise, comme disent les Cauchois. Mon pote Franck était de ceux là.
A l’heure du déj, il avait déjà trois bières et quatre Ricard-Perroquet dans le corps et il enchaînait avec deux scotchs en apéro et un litre de pinard en mangeant. Au moment du café, il dégainait ses sucrettes.
Une fois, une sucrette surnuméraire était tombée dans son café. Hop hop hop, malheureux ! Il a commandé un autre café. Il avait ingurgité dans sa matinée de quoi foutre un diabétique en coma dépassé mais non. Pas déconner avec une sucrette échappée de sa petite boîboîte.
Mon ami arrangeur qui avait joué avec Quincy Jones c’était autre chose. C’était l’autre génération. Lui, il cherchait des astuces pour boire moins parce qu’il sentait bien qu’il ne tenait plus trop la distance. Il avait trouvé un truc qu’il jugeait imparable : il se mettait au défi de ne pas boire une goutte d’alcool avant six heures du soir.
On le voyait errer dans sa maison qui jouxtait son studio d’enregistrement en Normandie. On le surprenait à faire les cent pas dans la cuisine, mains derrière le dos, comme Napoléon en pleine recherche de stratégies sur le champ de bataille.
Il regardait l’heure compulsivement quand approchait l’heure de la délivrance. Et quand la perfection perpendiculaire des deux aiguilles s’affichait sur l’horloge murale, il se jetait sur le scotch et le pinard. Ça avait un côté ruée dans le grand magasin qui ouvre au moment des soldes exceptionnelles. 6 h !!
Et à 6h et demie, il était bourré .
Y’avait un côté le Lièvre et la Tortue. Rien ne sert d’attendre pour picoler si c’est pour être bourré en une demi-heure.
Est-il toujours 6h dans son éternité ?
Clair de lune à Maubeuge
Un cousin de mon père s’appelait Pierre Perrin -et non pas Perret- et s’était rendu célèbre avec une chanson un peu déjantée pour ces années 60, « Le Clair de Lune à Maubeuge », que les moins de 20 ans et même de 50 ans ne peuvent pas connaître.
Un jour, il est venu à Quillebeuf-sur-Seine où on habitait et où il avait une maison. Avec mon père on était allés le voir, tout intimidés parce qu’il cartonnait avec son « Clair de Lune à Maubeuge ».
J’avais une douzaine d’années et j’apprenais la clarinette pour jouer dans la fanfare de Quillebeuf. Le type qui m’enseignait me gonflait avec un solfège rébarbatif et soufflait parfois dans mon instrument en y laissant une salive de chique. Autant dire que la clarinette avait fini par me dégoûter, surtout que j’écoutais Chuck Berry jusqu’à plus soif.
En arrivant chez le cousin célèbre, je me souviens d’une pièce toute blanche avec lui assis derrière une sorte de bureau et mon père et moi sur des chaises face à lui, comme pour un entretien. Mes yeux ne quittaient pas une guitare espagnole posée dans un angle de la pièce. J’étais fasciné.
C’était la première fois que je voyais une guitare en vrai. J’avais eu cette sensation aussi à l’époque chez des gens qui avaient du whisky, avec de l’eau de seltz, comme dans les films américains.
Bien sûr que je voulais une guitare et rendre ma clarinette à la fanfare municipale. Mais c’était une dépense pour mes vieux qui « tiraient le diable par la queue », comme ils répétaient souvent.
Et le cousin a demandé à mon père : « Qu’est-ce qu’il fait ton gars ? Il ne fait pas de musique ? » Comme si je n’étais pas assez grand pour répondre moi-même.
Mon père lui a dit que j’apprenais la clarinette pour jouer dans la fanfare. Le tubeux a balayé ça d’un revers de main : « Laisse tomber ça ! Achète-lui une guitare ! »
Je revois la scène, la pièce blanche, la guitare. Elle sera dans le défilé des marqueurs de ma vie quand je quitterai ce monde, comme la grosse touffe de la voisine de ma mère dans les chiottes turques quand j’étais petit.
Une semaine après, on est allés acheter ma guitare au Havre. Du moment que le cousin célèbre l’avait dit ! Je l’avais choisie rouge. Guitare sèche toute simple sur laquelle j’ai fait mes classes. Après y’ avait plus qu’à dérouler la vie que j’avais choisie.
« Tout ça n’vaut pas un clair de lune à Maubeuge »…
T’as raison Pierrot.
Francis Basset