Musicien et marathonien, lorsqu’il court, Xavier Berlingen n’est qu’images et musiques. Avec lui, vous redécouvrez les plus beaux classiques.
C’est le début du week-end. Après quelques minutes de motivation personnelle, je m’engage sur la route à petites foulées en direction de la forêt. Il fait froid, les rues sont vides, le ciel est blanc. L’ambiance est à la morosité, avec une impression que j’ai de semaine vécue en noir et blanc, la nuit accompagnant mes trajets journaliers de début et fin de journée.
Les nuits que nous connaissons actuellement sont particulièrement sombres et silencieuses, une ambiance mortuaire dont la nature en revêt différentes formes. Des nuits dont on ressent même la présence sur certaines journées à faible luminosité. J’arrive en lisière de forêt et remarque un arbre dénudé dont la posture ressemble à celui d’un homme ayant le buste légèrement en arrière, deux principales branches évoquant les bras écartés vers le ciel, en position de prière. Je l’imagine invoquant le retour du printemps, le retour de son feuillage et du chant des oiseaux qui lui tiennent compagnie. Une projection de quelques mois dans un avenir pour l’arbre déjà écrit.
Cette projection dans l’avenir, nous la retrouvons en musique à travers certains compositeurs qui, de par leur sensibilité exceptionnelle et leur imaginaire, ont le don de toucher du doigt le futur. Des œuvres qui ont le pouvoir de nous emporter au-delà de l’époque à laquelle elles ont été écrites. C’est le cas de la pièce The Unanswered Question (la question sans réponse) composée en 1908 par l’américain Charles Ives.
Lorsqu’on découvre cette pièce, on a l’impression qu’Ives nous délivre une prédiction sur ce qu’allait être le XXe siècle, à savoir le siècle des totalitarismes, des génocides et des conflits mondiaux. Son style même est en avance sur son époque. À l’écouter, on a du mal à se dire qu’elle a été écrite en 1908. Est-ce pour cela qu’elle ne fut jouée la première fois qu’à New York le 11 mai 1946, soit presque 40 ans après sa conception et, curieux hasard, juste quelques mois après la fin de la seconde guerre mondiale ?… Oui, cette musique est sombre comme les nuits que nous connaissons actuellement, mais prenante…
Quand je pense également qu’à l’origine, le titre complet de cette œuvre était The Unanswered Question, a Cosmic Landscape (un paysage cosmique), je ne peux pas m’empêcher de penser à une autre œuvre, celle-ci écrite entre 1914 et 1917 par le compositeur anglais Gustav Holst.
Les Planètes est une suite symphonique en sept mouvements, chacun de ces mouvements correspondant à l’une des sept planètes de notre système solaire, Holst décrivant le caractère de chacune d’entre elles en fonction des Dieux de la Mythologie Romaine qu’elles représentent.
Bien que cette partition soit imprégnée d’astrologie, il n’est pas là question de prédiction. Par contre, elle deviendra une source d’inspiration importante auprès des compositeurs de musique de film, notamment de science-fiction, de la fin du XXe siècle jusqu’à nos jours. Voici Mars, premier mouvement de la suite. Star Wars est avec nous…
Le dernier mouvement de la suite représente, en toute logique, la planète qui dans notre système solaire nous est la plus éloignée, j’ai nommé Neptune. En l’écoutant, nous sommes transportés dans l’espace intersidéral. Nous flottons dans le vide. Un chœur de femmes se fait entendre à la toute fin, c’est magnifique. Et comme dans le premier mouvement, certaines harmonies nous renvoient irrémédiablement au cinéma…
Le visage rafraîchi par des flocons de neige, je reviens à la réalité. Le ciel blanc a décidé de s’étendre sur la terre, nous sommes bien aux portes de l’hiver. Sur le chemin du retour, je pense de nouveau à ces musiques aux destinées particulières.
La neige, le thème du destin. Décembre 1861, Saint-Pétersbourg. Giuseppe Verdi vient tout juste d’y arriver, répondant à l’invitation du tsar Alexandre II, ce dernier lui ayant fait la commande d’un Opéra. Le paysage à l’épais manteau de neige, aux lacs verglacés change radicalement de celui de sa région natale en Italie. Mais ce n’est pas le climat russe qui va refroidir le caractère latin et bien trempé du compositeur.
Tous ceux qui le connaissent le savent. Verdi veut tout contrôler dans la production de ses opéras, jusqu’au moindre détail, ce qui engendre parfois quelques étincelles avec certains directeurs de théâtre. Celui du théâtre impérial de Saint Pétersbourg, lieu de sa création, ne dérogera pas à la règle. La soprano tenant le rôle principal tombe malade et Verdi est tellement exigeant dans le recrutement de sa remplaçante qu’il est à deux doigts de rompre son contrat, n’arrivant pas à trouver une voix qui le satisfasse !
Au bout du compte, la production aura bien lieu mais pratiquement un an plus tard, avec une première représentation en novembre 1862 couronnée de succès. Un succès qui ne sera jamais démenti. Ceci dit, ça aurait été dommage que La Force du Destin de Maître Verdi ne voit pas le jour, non ? Opéra que j’ai personnellement toujours aimé joué, notamment l’ouverture…
Mon parcours arrive à sa fin. La neige a cessé de tomber. Malgré l’humidité qui m’enveloppe, je suis bien. Sans doute du fait des nombreuses étoiles que j’ai dans la tête. Je lève les yeux vers le ciel une dernière fois avant de rentrer chez moi. Je me rends compte qu’il s’est bien éclairci, le ciel bleu pouvant même se deviner derrière la fine couche de nuage. Finalement, je suis comme l’arbre, à espérer le retour du printemps.
Xavier Berlingen