Le Banana Café, Castel, le Queen, l’Étoile et puis le Manko, Tony Gomez a l’habileté de la bonne adresse et le goût des autres. Ses nuits font sa vie.
« La nuit fait partie du jour. Et on gagne du temps quand on vit la nuit ! Quand j’étais petit et qu’on me demandait ce que je ferais quand je serais plus grand, je disais : « Je dormirai de sept heures à onze heures du matin. Le reste du temps, je resterai éveillé. » Donc, sept heures-onze heures, je dors. Et pour moi, c’est ça le luxe (rires) ! »
Aujourd’hui à la tête du Manko, un joli coin de Pérou au coeur de Paris, Tony Gomez est resté fidèle à l’enfant qui ne voulait pas se coucher de bonne heure. Pour autant, il n’a pas précisément l’allure froissée de ceux qui blanchissent leurs nuits. Il ne fume pas, ne boit pas, ça ne l’empêche pas de pétiller. Cet homme, depuis qu’il est debout, est toujours en mouvement. Une chorégraphie à lui tout seul. À le regarder travailler, on attrape le tournis. Il est là mais déjà ailleurs. Il prend le temps de l’échange chaleureux et s’éclipse dans l’instant qui suit. Insaisissable et omniprésent. On le croit virevoltant, il a l’oeil sur tout, le mot pour chacun mais vif et libre comme l’air.
Ça commencé quand il avait dix-sept ans. Il vivait alors du côté d’Orléans. Sa mère lui avait trouvé un job d’été chez Thomson Armement, à la Ferté-Saint-Aubin. Il y aura travaillé une matinée. Pas plus. À l’heure du déjeuner, comprenant, allez savoir pourquoi, que son avenir ne s’écrirait pas ici, habillé de son seul pantalon en velours et de son pull-over, il a mis le cap sur Saint-Tropez, la plage de Pampelonne et sa Voile Rouge, en auto-stop.
« Là, je vais vers Paul Tomaselli que je ne connaissais pas (le fondateur de la Voile Rouge-ndlr). Je lui demande s’il ne cherche pas un serveur, il me dit oui. Il demande mon âge, je lui dis que j’ai 21 ans, j’en avais 17. Il me demande si j’ai une expérience dans la restauration, je luis dis : « Bien sûr, j’ai fait l’école hôtelière de Lausanne ! (rires) » Il me dit : « Je t’embauche ! » Et le lendemain, je travaillais comme serveur (sourire).
Entre temps, j’étais monté à la Citadelle voir des vieilles Tropéziennes à qui j’ai emprunté des ciseaux pour couper mon pantalon pour en faire un short. À l’époque, c’était très Bardot, tous les pantalons finissaient en short.
Et la chance de ma vie, c’est qu’à 17 ans on grandit vite. J’étais un peu serré à la taille, j’ai défait le bouton, j’ai pas mis mon slip, j’ai baissé un peu la braguette, on n’était pas tendu comme maintenant (sourire), et quand j’arrivais aux tables, les mains prises évidemment, je leur disais : « L’addition, c’est dans la culotte ! Ne mettez pas de pièces, j’ai peur dans le sable (rires) ! »
L’espace d’un déjeuner, je suis devenu le serveur coqueluche, ça a cartonné et quand je suis rentré, plus question de fac, j’ai décidé de monter une boîte de nuit. »
Une d’abord et quelques autres ensuite. À Paris, l’Amazonial, le Banana Café, le Queen, Castel qu’il reprit, l’Étoile et aujourd’hui le Manko. À chaque fois, des hits devenus des musts qui ont fait de Gomez l’enfant de Beaugency dans l’Orléanais, un Roi Midas en lettres capitales.
Si la Nuit, cet autre monde à la lisière du nôtre, prête à tous les jeux, tous les fantasmes, parfois aussi aux impostures les plus savoureuses, Tony Gomez reste convaincu qu’en s’affranchissant du jour et de ses règles, elle invite surtout à devenir ce qu’on est. Le champ presque élyséen de tous les possibles.
« Ce que la nuit m’a appris, c’est qu’il ne faut pas s’arrêter à ses préjugés, à ses principes, à ses idées pré-fabriquées, « le banquier est quelqu’un de sérieux, le marchand de fruits et légumes ne sait pas s’amuser » , c’est pas vrai ! La nuit, on laisse libre cours à sa vraie personnalité. Il n’y a que là que c’est possible.
Le jour enferme dans des carcans, un avocat ne peut pas faire le con, la nuit il peut. C’est nouveau que des Dupond-Moretti montent sur scène, avant c’était pas imaginable. Mais la nuit, ils pouvaient déjà être qui ils voulaient.
La nuit, et je le dis haut et fort, c’est un ascenseur social. Ce même ascenseur qui a été esquinté par une société qui malheureusement cloisonne toujours plus. La nuit, on peut rencontrer des gens inaccessibles le jour. On peut être au bar à côté du président de la grande banque et il va vous donner son numéro de portable alors que dans la journée, même sa secrétaire ne vous prend pas au téléphone. Bouger la nuit, c’est pouvoir rencontrer tout le monde !
De l’audace ? Oui, il en faut. Je l’ai toujours encouragée. Je me souviens, un soir à l’Étoile, ma caissière qui était folle amoureuse de moi et qui voulait un enfant de moi vient me voir en pleurant : « Salaud ! Je le savais que tu avais un enfant ! Ton fils est à la porte !! »
Je me précipite à la porte, et je vois un jeune garçon. Je lui dis : « Mais qu’est-ce que tu fais là ? Ta mère sait que tu es là ? » Il me répond : « Papa, j’ai quand même dix-neuf ans ! » Je lui dis : « Putain, je vois pas le temps passer ! » Je l’ai fait entrer.
Évidemment, je ne l’avais jamais vu, je n’étais pas son père, il l’avait fait au culot. Je l’ai récompensé, je lui ai mis son magnum de champagne, on est devenus les meilleurs potes du monde. Je l’ai suivi, il a réussi. Et je dis bravo, le culot c’est ça (sourire) ! »
On le dit Roi de Paris, il a c’est vrai laissé son empreinte dans le fameux Triangle d’Or parisien, Tony Gomez est surtout l’un des derniers à perpétuer cette fête qui depuis tellement plus longtemps que nous fait aussi l’âme de la Capitale. N’en déplaise aux bonnets de nuit chagrins qui aimeraient qu’à 20h grand maximum la ville s’arrête de vivre, de rire et de chanter, s’il ne doit en rester qu’un pour veiller sur le grand temple païen des nuits parisiennes, Tony sera probablement celui-là.
« C’est vrai, je revendique le côté un peu vestale qui entretient le feu de la nuit parisienne. J’ai travaillé avec des députés à une proposition de loi sur l’antériorité pour défendre les établissements qui sont attaqués par des nouveaux venus qui veulent faire fermer des endroits. De plus en plus, j’observe que le jour déborde sur la nuit, laquelle je le rappelle débute à 21 heures ! Pas avant. Je me bats aussi pour des transports en commun qui circulent 24h/24, ça aussi ça participe de l’ascenseur social !
Un jour, je faisais une télé avec l’abbé de la Morandais et je lui dis en rigolant : « Mon père, nous avons quelque chose en commun. » Il me dit : « Tony, vous me faites peur. » Je lui dis : « Rassurez-vous ! On a tous les deux la vocation. Vous êtes entré dans les ordres, moi dans le désordre (rires ) !
Plus sérieusement, je pense que c’est la nuit que les gens vont mal. On pousse plus facilement la porte d’une boîte de nuit à deux heures du matin que celle d’une église. Je le dis souvent à mes équipes, celui qui a soif à deux heures du matin, il ouvre son frigo. Celui qui ouvre la porte d’un club, c’est pas pour boire, c’est pour autre chose. C’est pour être avec les autres.
Et non, je ne bois pas. Je ne me drogue pas non plus mais je suis tolérant. J’aime surtout les vrais moments, l’authenticité. C’est pour ça d’ailleurs que je suis allé pendant des années et des années en Corse, c’est une terre merveilleuse.
À Paris, quand j’arrive au Manko, je regarde tous les jours la Tour Eiffel. À l’Étoile, je regardais tous les jours l’Arc de Triomphe. Quand j’avais Castel, j’étais trop heureux de passer par l’esplanade des Invalides. Et quand on fermait le Queen, l’été, qu’il faisait beau et que les touristes commençaient à se promener sur les Champs-Élysées, le soleil se levait… mais, merci mon Dieu !! (sourire) »
Tony Gomez semble ne jamais devoir se départir de son sourire. Normal quand on fait commerce de divertir les autres ? Sans doute. Mais chez lui, c’est surtout un choix. La vie ne lui a pas réservé que des moments drôles. Parvenu à soixante ans, on n’a généralement pas collectionné que des chouettes tours de manège.
Il sait, comme d’autres, ce que perdre l’ami d’une vie veut dire. Quand ça l’a frappé, il s’est souvenu de Michel Serrault et de son courage lorsqu’en 1977 sa fille aînée perdit la vie dans un accident de la route. Elle s’appelait Caroline. Elle et Tony étaient des amis d’enfance, des amis de vacances.
Comme l’acteur l’avait fait lui-même des années avant, Tony décida dans les jours qui suivirent les nuits de deuil, malgré l’insurmontable, de poursuivre sa route sans se laisser ensevelir vivant dans le chagrin, sans davantage le faire subir aux autres. Sans jamais oublier son grand ami d’enfance disparu, aujourd’hui encore, ce sourire, plus que son costard impeccablement ajusté, c’est sa force et son élégance.
À ses habitués qui s’émeuvent de trouver maintenant chez lui une clientèle « très jeune », Tony répond en rigolant que c’est eux qui ont vieilli. Celles et ceux qui ont vingt ans aujourd’hui l’épatent et l’émerveillent. Les gens à trottinettes l’étonnent et le font marrer. Il trouve formidable cette nouvelle façon de se déplacer dans Paris. Il n’aime simplement pas l’incivilité de certains. Il se défend de faire de la politique mais s’intéresse à la Cité. Il trouve ainsi qu’Anne Hidalgo a fait du bien à sa ville, qu’elle a eu le courage que d’autres n’ont pas eu et qu’elle subit ce qu’en son temps le baron Haussman a aussi enduré.
Les grandes religions du Livre le passionnent. Il se dit croyant et se reconnaît fils d’Abraham. Il pense que l’Homme vient au monde pour transmettre et partager. Né de l’union d’une Française et d’un Espagnol dans la France provinciale des années 50, il a compris très tôt que la différence des uns nourrit souvent la haine des autres. Il cultive depuis un sens aigu de la tolérance.
Les mots de son grand-père qui lui apprit Confucius résonnent encore à ses oreilles et éclairent sa trajectoire : « On a tous deux vies. Et la deuxième commence le jour où on sait qu’on en n’a qu’une. » Conscient d’être le scénariste de son histoire et l’acteur du film de sa vie, Tony Gomez a parfois songé à écrire le récit de son parcours.
« Je ne sais pas si c’est un roman mais c’est ma vie. Jusqu’ici, elle a été assez incroyable. Un jour, on m’a demandé de l’écrire. Mais on m’avait déjà volé le titre… « Mémoires d’un Âne !! » (rires)
Tony Gomez, irrésistible ? Peut-être. Attachant ? Sûrement. Solaire ? Clairement.
O.D
On croise Tony Gomez au Manko. Il est facile à reconnaître, il sourit tout le temps. S’il ne sourit pas, c’est qu’il dort… et encore.
Magnifique résumé de ta vie. Je t’ai rencontré il y a 30 ans, au premier jour de mon taf de flic la nuit sur les halles, tu étais alors responsable du restaurant l’Amazonial.
Tu es toujours resté le même depuis tout ce temps. Tu m’as fait connaitre les Nuits Parisiennes. Je te remercie pour tout ce que tu m’as apporté. MEERCI TONY !!
Merci Éric pour ton message et merci pour tous ces souvenirs : Ça c’était Paris !!! Mais je vais me battre pour que Paris soit toujours Paris
Bizzz