Jérémie Lippmann, ces jours-ci, met en scène Joey Starr dans « Éloquence à l’Assemblée » et Matthieu « M » Chedid dans son nouveau spectacle. Rencontre avec un jeune homme qui raconte des histoires sans jamais faire semblant.
« Je hais le dimanche. C’est un jour de merde. On se fait chier. Alors, je vais à la campagne. Chez un ami avec qui je travaille. Il y a des forêts et des champs. C’est le début de l’Est. Il n’y a aucun Parisien. On n’est pas emmerdé. J’en viens et j’y retourne juste après. »
Il est cash et sa ponctualité fait son élégance. S’extraire de son havre de quiétude créative pour se prêter au jeu du « dites-nous donc qui vous êtes, ça nous intéresse » et s’infuser deux heures de route pour honorer le rendez-vous, le garçon est du genre qu’on ne croise pas tous les jours. Il nous plaisait déjà bien. Il nous a plu tout de suite davantage.
À un battement d’ailes de pigeon, la foule se pressait en cette fin de dimanche aux abords de Notre-Dame et contemplait, sidérée, le vide que laissait sa forêt consumée. Au même moment, dans ce vieux troquet du Marais, la discussion s’est engagée, vibrante, passionnante et on n’a pas regretté non plus d’avoir mis dimanche entre parenthèses. Prendre son temps avec Jérémie Lippmann n’est surtout pas le perdre.
C’est au théâtre de la Madeleine, dans « Moi non plus » une pièce de Bertrand Soulier mise en scène par Philippe Lellouche, qu’on l’a découvert la saison dernière. Mathilde Bisson-Fabre était Bardot, Jérémie était Gainsbourg. Le beau Serge avant qu’il ne se fasse manger par Gainsbarre. Aux répétitions comme au soir de la première, le timbre de sa voix, l’articulé de son phrasé, la précision de son jeu, l’exigence qu’il plaçait dans son interprétation tout comme la concentration sereine qu’il affichait nous avaient impressionnés.
Il avait en outre su éviter avec une aisance passablement déconcertante les écueils que l’exercice ne manquait pourtant pas de semer sur son chemin. Un funambule en état de grâce. Comme une réminiscence de ses jeunes années circassiennes, lorsque il passait dans la même journée du cours Florent à l’académie Fratellini.
« J’adorais ! Il y avait une grosse différence entre le cours Florent, où il y avait beaucoup de bourgeois et aussi beaucoup de très jolies filles (sourire) et l’école du Cirque où, pendant huit ans, j’ai rencontré plein d’enfants comme moi mais qui parlaient déjà cinq langues. On gagnait nos petits sous dans le métro en faisant des sauts périlleux…
C’était assez drôle parce qu’à ce moment-là, Florent était sur l’île Saint-Louis et Fratellini à la porte de la Villette… c’était des ambiances un peu différentes (sourire). Et puis, dans le Cirque, on n’essaie pas, on fait. Si tu dis : « Je vais essayer » , tu te prends une grosse mandale par un Russe qui a des bonnes paluches (sourire) et qui t’explique qu’en parlant d’ « essai », tu as introduit le doute en toi. Que tu n’as pas assez travaillé pour te permettre de réaliser cet enchaînement-là. Et que tu risques la paralysie ou la mort. Donc, tu n’essaies pas, tu le fais. Et tu travailles pour. C’est une valeur par la suite qui m’a toujours accompagné. »
C’est un bosseur, Jérémie Lippmann. Qui puise sa sincérité dans l’exigence qui accompagne toujours son travail. D’abord repéré sur ses rollers au Trocadéro quand il avait dix ans, ce qui lui valut de tourner son premier film, ce qui décida aussi du sens qu’allait prendre son chemin, il n’a jamais cessé ensuite de chercher, d’apprendre, de travailler. Films, séries et téléfilms, pièces dans lesquelles il a joué ou qu’il a mises en scène, on se souvient entre quelques autres de son envoûtante Vénus à la Fourrure, avec Marie Gillain et Nicolas Briançon, pièce récompensée de deux Molières, il est allé là où il pressentait sans doute qu’il n’aurait pas le loisir de s’assoupir.
« Ce qui me plaît le plus, c’est qu’un spectacle n’est jamais abouti pour moi. J’aime travailler avec des gens qui sont dans cette quête-là. Aujourd’hui, dimanche, je travaille avec un artiste qui lui aussi est dans cette quête de sincérité. J’ai mis en scène son dernier spectacle, c’est Matthieu Chedid. Il a conscience lui aussi d’avoir cette chance de pouvoir essayer chaque soir. De faire que les choses ne soient pas figées, que son spectacle ne soit pas un « produit »… C’est, je pense la plus grande liberté qui nous reste, l’exigence…
… Mettre en scène ? Mettre en scène, je crois que ça veut dire écouter les gens et les aimer profondément. Et essayer de regarder avec un oeil enfantin. Sans conviction. S’efforcer d’être dans une insouciance, de rester naïf et curieux. Et de susciter la même chose chez le spectateur.
Je crois, a contrario de ce que beaucoup peuvent penser, que les gens ont aujourd’hui besoin de cette insouciance… et de retrouver une part de naïveté. Ils ont besoin de pouvoir y croire. Un spectacle, ce n’est qu’une interprétation et tout le monde a envie d’y croire… comme on a tous envie de croire que ça va bien se passer en France (rires) et que le Monde n’est pas complètement niqué (rires) !
Je me promenais tout à l’heure dans les bois avec ma petite fille, elle s’amusait et elle criait « au loup ! », elle le voyait partout. Il n’y en avait pas. Mais pour elle, il y en avait. C’est ça la mise en scène, c’est l’art de faire croire. Quand on est sincère, on peut faire croire n’importe quoi, ça peut être dangereux d’ailleurs… Il y a la sincérité et puis il y a aussi la nécessité de faire un spectacle. La nécessité qu’on éprouve de raconter une histoire…
Comme pour « Éloquence à l’Assemblée », que Didier (Didier Morville alias Joey Starr-ndlr) joue encore et a joué partout. Dans des théâtres mais dans des usines aussi, à l’Assemblée Nationale, dans une gare… C’était nécessaire, important, pour lui comme pour moi, que ce spectacle ne vive pas que dans les théâtres, mais que cette parole soit restituée au Peuple.
On s’est d’ailleurs dits avec Pierre Grillet, qui a co-écrit le spectacle, que si Robespierre, Olympe de Gouge, Hugo ou Aimé Césaire se levaient et découvraient aujourd’hui qu’un homme comme Didier porte leurs paroles, ils seraient heureux. Parce que c’était des hommes et des femmes qui parlaient au nom du Peuple et s’adressaient à lui. N’importe qui pouvait comprendre. Il y avait une conviction. Ce qu’on a un peu perdu. C’est devenu technocrate, des fois tu n’y comprends rien. »
On aime Jérémie Lippmann quand il met en scène. On l’aime aussi quand il est sur scène. Ou à l’écran. Il faut juste que ça le remue pour qu’il « mette sa pomme. » Si le comédien aime jouer, l’homme n’aime pas faire semblant. C’est ainsi d’ailleurs qu’il a dit oui à Didier Nion, un cinéaste dont on se dit qu’après lui, ils ont cassé le moule. Au plein et beau sens du terme, un artisan du 7é Art. Son film, Naufragé Volontaire racontera l’odyssée du docteur Alain Bombard qui en 1952, à bord de l’Hérétique, un zodiac d’à peine 4 mètres de long, traversa l’Atlantique en se nourrissant de plancton et de jus de poissons. Pour le rôle, Jérémie a pris 29 kilos qu’il a perdus lors du tournage. En le jouant, il a surtout mieux compris Bombard quand celui-ci disait que « les naufragés meurent de terreur et de désespoir. »
Toujours étonné et « sur le cul » qu’on lui permette de raconter une histoire, Jérémie Lippmann ne perd pas le cap de son exigence. Et celui auquel il dit penser tout le temps, qu’il veut satisfaire, pour qui il gamberge, remet en jeu, se remet en question, c’est vous. Le spectateur, la spectatrice, vous qui avez payé pour être là. Pour vous divertir, vous émouvoir, pourquoi pas vous interroger.
Les cernes et les nuits blanches de toute façon lui importent peu. Le travail, l’exigence et l’endurance sont sa Sainte Trinité.
Quant à se reposer… « Il y a un jour où on va se reposer. On nous l’a dit. Ça nous réunit tous. (sourire) »
O.D